Critiques // Critique • « Sul concetto di volto nel figlio di Dio » de Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville

Critique • « Sul concetto di volto nel figlio di Dio » de Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville

Oct 25, 2011 | Aucun commentaire sur Critique • « Sul concetto di volto nel figlio di Dio » de Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville

Critique de Pauline Decobert

Un choc inespéré.

Vouloir être « objectif », prendre de la distance pour mieux « saisir », voilà ce que Castellucci ne se résigne pas à nous laisser faire et surtout pas avec des mots. Un temps inouï est demandé au spectateur pour sortir quelque chose de cette expérience qui est une révolution bouleversante, à la fois émotionnelle, physique, symbolique, esthétique, métaphysique et j’ajouterai « métathéâtrale » comme on peut parler de métapeinture. Voici une ou deux pistes de lecture de cette mise en scène de la fascination humaine pour l’infini (nécessairement non exhaustives, forcément trop longues puisque vouées à l’échec).

Castellucci ne raconte rien. Il met en scène un geste : celui d’un fils qui tente de sauver la dignité de son père, père qui se vide physiquement de sa propre substance (matière fécale à première vue). Cette figure de l’amour en un acte répond à ce fameux visage du Christ (personnage vivant), projeté à une échelle démesurée. C’est un découpage dans la peinture d’Antonello da Messina (elle date de 1465-1470), peinture dans laquelle le Christ lève la main, bénissant, souriant presque. Ses vêtements colorés (bleu et rouge) en font une figure rayonnante, aimante. Cette peinture qui date de la fin de sa vie, semble nous montrer l’incarnation du pardon, peut-être dans la mort à venir. En tous cas, le Christ nous regarde, il se tourne vers nous dans son geste. Le découpage de Castellucci est un parti-pris qui modifie l’image. Le regard prend une place énorme et dévore presque ce visage dont le sourire n’est plus qu’une faible esquisse. Le recadrage de Castellucci ne fait pas tant perdre que redécouvrir : un regard scrutateur, beaucoup plus inquiétant, s’impose à nous comme une ombre, dont la présence omnisciente et pesante ne nous quittera pas. Ce portrait nous fouille réellement la conscience, il nous transperce d’un bout à l’autre de la pièce.

© Klaus Lefebvre

Il faut avoir le courage de dépasser cette première lecture embourbée dans la provocation, cette triste lecture qui coure dans les commentaires que l’on peut trouver hélas un peu partout. Castellucci nous offre la possibilité d’affronter la déchéance de l’humanité et de la beauté, de regarder la mort en face. C’est le spectateur tout entier qui est appelé à l’action dans cette rencontre (espace-temps dans lequel nous sommes appelés à tenter de nous délivrer de cette meurtrissante blessure née de la traditionnelle opposition corps-esprit, occidentale et chrétienne dans laquelle nous continuons éperdument à penser et à vivre). Le théâtre est par essence même le lieu propice à ce dépassement, l’occasion nous est donnée de « voir plus fort ». Contrairement à certains auteurs (par exemple Rodrigo Garcia) Castellucci ne nous dit rien, il ne donne pas de réponse. Pour être honnête la douleur n’est pas seulement symbolique, elle est là bien présente, prenante, fascinante (j’ai beaucoup souffert moi-même). Le Christ en tant que tel pose une terrible question à la philosophie : l’Incarnation réunit le divin spirituel éternel et infini au terrestre périssable fini et imparfait, c’est l’unité concrète de la chair et du divin pourtant foncièrement hétérogènes (la question de l’union ontologique, deviendra celle de l’union de la chair et du penser en phénoménologie). Nous sommes tous « fils de Dieu » à notre niveau puisque nous existons dans le matériel et l’immatériel. Il n’est pas question de foi ou d’athéisme, du moins dans cette lecture.

© Klaus Lefebvre

Suivons une autre piste. Il y a eu beaucoup de controverses au sujet de l’aspect scatologique de cette pièce. Qu’est ce que c’est la merde ? Tous les jours nous vivons avec elle et pourtant elle est toujours cachée. C’est ce que l’on ne montre pas, ce que l’on rejette, ce qu’on fait semblant de ne pas connaître, le rebus, le déchet. La merde est toujours associée de dégoût, une attirance pour elle est nécessairement considérée comme révoltante et scandaleusement immonde. La honte de la merde n’est pas celle du sexe, elle porte en elle symboliquement toute la douleur de la condition humaine, lourd fardeau. L’humiliation du père est insupportable, c’est celle d’un homme-cadavre réduit à rien, pourrissant avant même d’avoir perdu la vie. C’est l’homme nu. Castellucci est un des rares artistes (au théâtre) à oser utiliser la merde comme vecteur de sens, alors qu’effectivement elle représente ce qui fait si mal, ce que chacun porte inévitablement. Puisqu’il touche ainsi chacun c’est donc un matériau théâtral idéal, universel (c’est le « dobu » du théâtre Butô ).
La structure de la pièce peut être disséquée plusieurs temps. D’abord cet espace presque banal : deux chaises, tables, canapé, télé, lit (le tout dans une blancheur qui fait penser à un espace médical, aseptisé). Puis la première crise d’incontinence du père, réaliste, crédible. Certains rires vont même se perdre dans la salle. La seconde crise plus forte, plus insoutenable (la main pleine de merde sur le visage du père). La troisième crise, un troisième coup porté. La merde devient un élément pictural, épidémique, matière qui trace sous le fauteuil roulant un chemin menant au lit. Toujours le fils aide le père, le lave, supporte l’atrocité sordide de l’état de son père. Cette matière liquide envahit plus qu’elle ne tâche lorsque le père en répand lui-même avec un bidon plein (est-ce vraiment encore de la merde ?). Le fils submergé se tourne vers le grand portrait lumineux, face auquel il est une poussière toujours vibrante d’amour et de douleur. La scène finale, énigmatique, est aussi une continuation et non pas une rupture. Le liquide noir qui recouvre le visage du Christ d’un voile, comme une pluie de larmes reprend le motif pictural de la merde en s’en détachant (non ce n’est pas de la merde, ce ne peut plus être de la merde, de la parabole figurée on passe à un plan hors du symbole, c’est celui de l’ineffable pur). Comme le regard même du Christ, ce spectacle est un gouffre sans fond, dans lequel il faut oser se plonger se retenue. Mille lectures ne suffiraient pas à l’épuiser.
Castellucci vient de créer une révolution « métathéâtrale » : le théâtre se fait réel évènement, dans lequel le spectateur n’est pas un plus, mais il est au contraire essentiellement constitutif de l’œuvre théâtrale. Il faut s’engager dans cette œuvre pour en saisir la force.

Sul concetto di volto nel figlio di Dio
(Sur le concept du visage du fils de Dieu)

De
: Societas Raffaello Sanzio Compagnie
Conception et mise en scène
: Romeo Castellucci
Avec
: Gianni Plazzi, Sergio Scarlatella et la participation de Dario Boldrini, Silvia Costa et Silvano Voltolina
Musique originale
: Scott Gibbons
Accessoires
: Silvia Costa

Du 20 au 30 octobre 2011

Théâtre de la Ville
2 place du Châtelet, Paris 4e
Métro Châtelet – Réservations 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com

www.raffaellosanzio.org

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