© Weina Venetz
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Le vieil Eguchi a choisi de mourir. Une mort assistée dans une clinique suisse. À l’instant ultime, la dose létale absorbée, surgit le souvenir de la maison des belles endormies où de vieillards en mal de plaisir viennent passer une nuit auprès de jeunes filles, des adolescentes endormies sous l’effet de narcotiques. Devant le souvenir de cette mort imagée, ce sommeil contemplé au long de quelques nuits, comment alors ne pas songer à celles qui ont traversées sa vie, aujourd’hui disparues, épouse, maîtresses… et sa mère, dernière et bouleversante apparition. Devant ses corps un jour étreints, ou contemplés dans cette étrange maison, dont ils ne restent que poussière comment ne pas songer à sa propre mort.
Adapté du roman Les belles endormies de Yasunari Kawabata par Yumi Fugimori et Serge Nicolaï et mis en scène par ce dernier, Sleeping est une création d’une beauté crépusculaire saisissante. Une réussite portée haut par son interprète exceptionnel, Yoshi Oïda. C’est une immersion vertigineuse dans l’inconscient de ce vieillard au seuil de la mort. Une apparente lente agonie entre chien et loup dans un monde soudain flottant. Serge Nicolaï saisit magnifiquement l’instant où tout bascule, où la vie se résume et s’exprime dans un ultime cri qui vous glace. Création hybride où le Japon traditionnel côtoie le Japon contemporain, utilisation des masques de nô pour ces femmes − fantômes qui hantent Eguchi, personnage de cosplay ou furry pour une évocation fugace du présent… Condensé lapidaire et fragmentaire d’une vie traversée et d’un pays entre tradition et modernité. Vidéos, musiques, chants et danses, scénographie, participent de cette atmosphère singulière, déroutante, qui vous happe et ne vous lâche plus pour qui s’y abandonne. Serge Nicolaï a cette intelligence d’emprunter, juste ça, avec délicatesse, voire humilité, et sans forcer jamais le trait, certains éléments d’une culture qu’il maîtrise sans aucun doute mais dont il se refuse ici de s’approprier. Non, ici tout n’est que signes, esquisses. Traces furtives et fragiles d’un passé dissout dans ce présent ouvert vers le néant et qui n’appartiennent qu’à Eguchi. Le temps ici est dilaté jusqu’à la rupture, la mort d’Eguchi. Il faut accepter ce rythme étal, méditatif, cérémoniel où Serge Nicolaï réussit à condenser une vie entière dans un dernier soupir. La mort d’Eguchi, son dernier cri, par son réalisme cru et bouleversant déchire d’un coup sec cette atmosphère jusque-là comme suspendue. Serge Nicolaï fait acte soudain d’une vérité nue, sans fard, qui efface toute théâtralité par cet épilogue tranchant, tragique.
Fort de son expérience dans la compagnie d’Ariane Mnouchkine, Le Théâtre du soleil, Serge Nicolaï réussit ce que prônait Antoine Vitez, à propos du nô, cet « exercice de l’ailleurs », la mise en scène non comme une exécution de ce qu’on sait mais comme recherche. En cela la présence à ses côtés de Yoshi Oïda, compagnon de route et collaborateur de Peter Brook, n’a rien donc que de très logique pour qui selon ce dernier Yoshi Oïda est un voyageur reliant le passé et l’avenir, l’est et l’ouest. Cet art de la présence porté à son acmé, cet « os » du comédien qui est la nature intrinsèque, spirituelle de l’acteur et qui encore une fois émerge ici, au-delà de toute technique dont il est pourtant aguerri. Cette présence, cette unique et subtile façon d’habiter l’espace, de le rendre signifiant donc, donne au personnage d’Eguchi une bouleversante, le mot est faible sans doute, et prégnante fragilité dans son éveil progressif devant les souvenir des belles endormies qui accuse sa vieillesse et une force dans l’acceptation de la mort. Une mort volontaire comme un dernier acte de liberté, non de soumission, où l’on rejoint là Mishima dont le suicide est le seul moyen de relier l’action et l’expression. Un jeu non démonstratif, en creux, invisible peut-on dire, pour laisser toute la place à l’imaginaire, d’aller plus loin, au-delà même des intentions secrètes du personnage et inconnues de lui. En raccord total avec cette création qui nous emmène presque malgré nous aux confins de nous-même.
© Weina Venetz
Sleeping, d’après les belles endormies de Yasunari Kawabata
Mise en scène Serge Nicolaï
Co-direction artistique Jennifer Skolovski
Assistante mise en scène Vittoria Maria Bellingeri
Adaptation texte Serge Nicolaï et Yumi Fujimori
Avec Yoshi Oïda, Yumi Fujimori, Carina Pousaz, Jennifer Skolovski
Musicien Matthieu Rauchvarger
Scénographie Clémence Kazemi, Serge Nicolaï
Création lumière Marcio Giusti
Création son Emanuele Pontecorvo
Images Sébastien Sidaner
Régie Patrick Jacquérioz
Surtitres traduction Dora Kapusta
Teaser Simon César
Conseillère sur le travail corporel Takako Ogasawara
Conseillère sur la fin de vie Rita Bonvin
Du 27 octobre au 06 novembre 2021 à 20 h 30, dimanche à 16 h, relâche le 1er novembre
Théâtre le Monfort
106 rue Brancion
75015 Paris
www.lemonfort.fr
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