© Vincent Pontet, coll. Comédie-Française
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
On aurait presque l’impression d’entrer dans cette année Molière par une porte dérobée, en assistant à ce Silence de Molière, singulis, ou seule-en-scène de Danièle Lebrun mis en scène par Anne Kessler. C’est ce qui en fait tout le charme et le prix. A côté des grosses productions étrennées avec des stars de la mise en scène européenne, cette forme touche par sa taille, si l’on veut bien entendre par ce mot à la fois la précieuse miniature et la pierre taillée de mille facettes. Danièle Lebrun apparaît, robe satinée d’un bleu-gris, ornée d’une magnifique dentelle lui couvrant cou, poitrine, épaules, en reflet d’une majestueuse et impressionnante perruque très XVIIIème. Elle affirme d’emblée qu’elle n’a jamais aimé les interrogatoires (entendre les interviews) et s’installe sur un petit banc flanqué sur sa droite d’un grand miroir posé au sol. Elle est Esprit-Madeleine Poquelin, unique fille de Molière issue de son mariage avec Armande Béjart. Elle ne sera pas comédienne quand bien même elle fut la jeune pousse d’une lignée d’artistes.
Giovanni Macchia, grand spécialiste italien de la littérature française, et notamment de Baudelaire, Proust et Molière, a écrit ce texte sous la forme de l’entretien de la fille unique de Molière répondant aux questions d’un jeune homme passionné par l’œuvre et la vie de son illustre père. Anne Kessler a décidé de translater au plateau Le silence de Molière dans le dispositif de la conférence de presse, anachronisme formel traité subtilement, qui a le mérite d’instiller une efficace actualisation performative au texte, puisque chaque soir les questions sont posées par de nouveaux spectateurs.
Si le théâtre est l’art de faire parler les absents et les morts, s’il est le souffle portant témoignage de ceux qui le perdirent, s’il est cette chaîne de passeurs et de témoins perpétuant auprès des vivants une histoire, une émotion, alors Le silence de Molière en est le bel et vibrant représentant. On ne peut qu’être intimement captivé par ce récit qui semble porté au creux de l’oreille, racontant un Molière comme nous ne l’avons jamais connu. Un Molière raconté depuis les yeux et l’âme de l’enfant qu’Esprit-Madeleine fut quand elle connut son père avant de le perdre, et qui ré affleurent dans ce corps et cette voix de femme âgée.
Les mots de Giovanni Macchia, en cela on reconnait l’expert baudelairien, donnent de la chair à la vie parisienne de l’époque, nous entraînant dans sa géographie, dans son bruit, ses lumières… C’est touchant, alors que l’on se trouve dans cette salle souterraine du Studio-Théâtre de la Comédie Française, d’entendre nommer des lieux proches où ces gens vécurent, où cela eut lieu.
Danièle Lebrun est magistrale, dans cet entretien qu’elle nous accorde, ajustant avec virtuosité le délié, la détente d’une parole de conversation à ce bel ouvrage de jeu, d’intonations, d’intentions, tout en maîtrise. Elle est presque immobile sur son banc, hormis les gestes de ses bras et de ses mains dépensés avec économie, elle n’est que ce théâtre de l’âme qu’est le visage. Il faut voir ces finesses, ces yeux qui roulent en arrière, ces paupières qui se plissent furtivement, ces infimes raidissements, ces attendrissements. Dans l’infiniment petit se cache tout une vie, entre les mots et contre les mots apparaît une vie. C’est tout l’art de la comédienne que de faire exister cette femme, par défaut pourrais-je dire, dans le portrait qu’elle dresse d’un autre. Elle est l’empreinte formée par ce père. Elle est une double absente : elle ne vécut que dans l’ombre, invisible, de son père, et elle a disparu.
Avec ce geste de mettre en scène Le Silence de Molière à la Comédie Française, Anne Kessler fait résonner et met en miroir cet amour filial et l’amour d’une troupe pour sa figure tutélaire. La fille parlant du père laisse transparaître l’actrice parlant de l’auteur, le défendant, l’aimant, avec tendresse, respect, fierté et profonde estime. Cet amour-là vaut tous les anniversaires.
© Vincent Pontet, coll. Comédie-Française
Le Silence de Molière de Giovanni Macchia
Seule-en-scène singulis
Interprétation : Danièle Lebrun
Traduction : Jean-Paul Manganaro et Camille Dumoulié
Mise en scène : Anne Kessler
Lumières : Éric Dumas
Du 9 au 27 février 2022
Du mercredi au dimanche à 20 h 30
Durée 1 h
Studio-Théâtre de la Comédie Française
Galerie du Carrousel du Louvre, place de la Pyramide inversée
99 rue de Rivoli, Paris 1er
Tél : +33(0) 01 44 58 98
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