© Julieta Cervantes
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Riding on a cloud pourrait être l’autre face, sombre et bouleversante, d’une même pièce. Et c’est toute la pertinence de la programmation du Festival d’Automne et du portrait ainsi consacré à Lina Majdalanie et Rabih Mroué que de nous avoir offert dans la même soirée Biokhraphia, autre opus tissant tout autant la laine de la mémoire, dans une fibre plus comique. La monnaie d’échange de ces formes spectaculaires investit le récit de soi, mais cette première personne est comme transmutée dans un autre que soi, plus universel sans rien perdre de sa singularité. Le théâtre, quand bien même il œuvrerait à la manière du documentaire, opère un glissement, il déplace les regards, celui du public vers la scène, et celui de Yasser, sur sa propre histoire, sous les yeux d’une assistance. Ce décalage subtil, appelons-le : souffle fictionnel. Il bruisse dans nos têtes et soulève les apparences que Rabih Mroué met en scène, les diffractant autour de la figure bien réelle de son frère Yasser.
Riding on a cloud s’ouvre avec l’aplomb du réel, celui-là même capable de faire trembler jusqu’à nos perceptions les plus usuelles. Dans la pénombre, à jardin, une table et des piles de boîtiers de CDs, des lecteurs Hifi, posés dessus. Un homme, assez grand, s’installe à cette table, en fait son bureau, ouvrant et déplaçant les boîtiers d’une seule main, l’autre bras irrémédiablement inerte. Cette impasse, ces mouvements que l’on sent disparus, et plus encore la densité du corps dans ces gestes résiduels, crèvent l’imaginaire comme une baudruche. Dans cette obscurité nécessaire aux projections vidéos intermittentes qui trament la pièce, dans les hésitations qui ponctuent sa progression, dans la figure somme toute fantomatique de Yasser, l’intensité du réel semble convoquer cette chose que je ne saurais autrement nommer que la forêt en marche de Macbeth : quelque chose avance vers nous de vaguement menaçant comme peut l’être l’inconnu, ou mieux dit encore le pressentiment, quelque chose nous saisit et nous étreint et ne nous lâchera plus jusqu’à la dernière note de guitare grattée par les deux frères Mroué.
Riding on a cloud est une mosaïque, de mots, de chants fredonnés, d’images enregistrées il y a longtemps par Yasser, d’états sensibles, d’arrachements poétiques. Sa temporalité est celle de l’absence à soi qui, paradoxalement, est la marque de la plus grande présence au monde. Yasser, par son récit troué, par sa présence étrange et douce à la fois, assis à ce bureau, évoque la figure de Pessoa. N’est-il pas d’ailleurs atteint d’un trouble neurologique l’empêchant de reconnaître une même chose et sa représentation ? En posant cela au mitan de la performance, c’est comme si le pacte que l’on croyait scellé de toute éternité s’effondrait sous nos yeux, celui de la chose et de son double, de la vie et du théâtre qui la représente. Pièce dans la pièce, la forme elle-même est prise à son propre jeu. Riding on a cloud formerait donc l’acte essentiel de recoller les morceaux d’une existence comme celui de croire encore au théâtre quand le réel le plus outrageant viendrait lui intimer d’y renoncer. L’émotion et le bouleversement qui siègent à la réception du récit tragique de Yasser se double alors de la joie profonde d’une épiphanie esthétique.
© Sommerszene – Bernhard Mueller
Riding on a cloud, texte et mise en scène Rabih Mroué
Avec Yasser Mroué
Assistants mise en scène : Sarmad Louis, Petra Serhal
Traduction : Ziad Nawfal
Traduction française : Pascale Fougère
Durée : 1h05
Du 13 au 16 novembre 2024
Mercredi, jeudi et vendredi à 21h
Samedi à 18h
Dans le cadre du Festival d’Automne
La Commune – CDN Aubervilliers
2 rue Edouard Poisson
93300 Aubervilliers
Tél : +33(0)1 48 33 16 16
www.lacommune-aubervilliers.fr
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