© Pascal Victor
ƒƒ article de Corinne François-Denève
« Allô, Monsieur Ibsen ? Oui alors nous avons une bonne et une mauvaise nouvelle. C’est à propos de Petit Eyolf. La mauvaise nouvelle, ben, c’est qu’il est mort, comme dans votre pièce. Mais là il meurt au début. Enfin, il se noie, comme chez vous, mais en fait c’est après sa mort dans une avalanche. Mais avant son accident de la circulation et sa fausse route. Et donc la bonne nouvelle, c’est qu’il ressuscite à chaque fois et… Allô ? Allô ? Monsieur Ibsen ? Vous êtes toujours là ? » On comprend pourquoi, pour Retours, le Norvégien Fredrik Brattberg a obtenu le prix Ibsen. Comme son auguste devancier, il parle d’enfants, et du poids de leur présence, ou de leur absence, au sein de la cellule familiale (voir Hedwig dans Le Canard sauvage, les enfants de Sollness, ceux d’Un ennemi du peuple, et donc, Petit Eyolf). Chez Ibsen, la mort accidentelle de Petit Eyolf amène le couple à repenser sa relation, dans une autoanalyse sérieuse et profonde. Chez Brattberg, les morts et résurrections successives de Gustav, « ce cher Gustav », ont des répercussions tout aussi évidentes chez ses parents, mais qui s’insinuent peu à peu, tant l’ado meurt puis renaît, avant de disparaître à nouveau : après l’affliction, puis la joie, une certaine lassitude s’installe dans le couple, et vient un désir de tuer cet enfant dont les éternels retours, toujours affamés, ne montrent qu’une chose : ce gamin encombrant est un obstacle. Le cher « Gustav », porté en terre tant de fois, n’est plus qu’un corps dont il faut se débarrasser. Les retours du fils prodigue fonctionnent donc sur le principe de la répétition, figurée par des gestes, des jeux de scène, à la fois répétitifs et aux variations subtiles : au pathétique succède le rire gêné, tandis que la pièce bascule dans un grotesque domestique, soutenu par le jeu retenu du père, Jean-Charles Clichet, et l’interprétation plus appuyée de Camille Chamoux. Entre les deux, Dimitri Doré incarne un ado présent-absent, adulé et gêneur, voué à la disparition. Le lien entre les scènes : la fuite du chien des voisins, et les repas préparés. L’horreur de l’infanticide, ou de son désir latent, en un mot, bien caché dans le « hygge » version norvégienne.
Ce Retours est complété par une autre variation sur le couple, Le Père de l’enfant de la mère. Ici, Gustav est une petite fille, Frida, blondinette potelée qui est… une poupée, maniée avec beaucoup d’intelligence par l’interprète du jeune garçon dans la première pièce. À l’esthétique naturaliste de Retours succède, après un changement à vue, une scénographie épurée : plus de plan cuisine, de sofa scandinave et confortable, de table familiale sortie d’un catalogue bien connu, de petit miroir pendu à côté de la porte : seulement la table, le sofa, des étagères, trop hautes et trop grandes, et des praticables qui figurent une entrée, un escalier, un espace domestique mis à nu autant que les relations que le père et la mère entretiennent avec « Frida », leur fille. Les « retours », ici, ce sont ceux de la mère, en vélo, qui revient des courses, pour surprendre la routine domestique du papa (resté à la maison ?) et de leur fille. Les retours, ce ne sont pas ceux de la mort de l’enfant, comme dans la première pièce, mais ceux des situations – l’enfant qui pleure parce qu’il s’est mis de la farine dans les yeux, le rituel de la lecture du soir, les bonbons que papa offre au mépris de l’alimentation saine voulue par la maman, et surtout la lutte pour l’affection de la petite Frida, sommée d’aimer « sa maman », ou « son papa ». On ne sait si la répétition des situations constitue des variantes des « scènes de la vie parentale », ou si elle propose une lecture chronologique. Toujours les mêmes, et toujours différentes, réécrites et rejouées, elles chroniquent la déliquescence d’un couple et l’implosion d’une cellule familiale vue comme idéale – de l’extérieur.
Intelligemment mises ensemble, ces deux pièces (on avait pu voir Retours au théâtre du Temps en mars 2018, dans une mise en scène de la Cie Ekphrasis) ont pour premier mérite de faire connaître le travail de Brattberg en France – auteur inspiré tant par la théorie musicale que par la physique quantique. On soulignera que le montage en diptyque est particulièrement bien inspiré, et la reprise des mêmes acteurs, et d’éléments de scénographie, particulièrement adroite et finaude. À la chute de Retours, indicible et honteuse, succède ce qui pourrait être une « explication », ordinaire et sordide, de la plongée dans l’abject. « Familles, je vous hais » – même en Norvège.
© Pascal Victor
Retours, suivi de Le Père de l’enfant de la mère, de Fredrik Brattberg
Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia
Traduction de Retours : Terje Sinding
Traduction de Le père de l’enfant de la mère : Jean-Baptiste Coursaud
Lumière : Nicolas Marie
Scénographie et vidéo : Pierre Nouvel
Son : Sébastien Trouvé
Costumes : Marie La Rocca
Collaboration artistique : Caroline Gonce
Avec : Camille Chamoux, Jean-Charles Clichet, Dimitri Doré
Du 4 au 30 juin 2019
Du mardi au samedi, 21h – dimanche, 15h30
Relâche : les lundis et les 9, 11 et 12 juin
Durée : 1h40
Théâtre du Rond Point
2bis av Franklin D. Roosevelt
75008 Paris
Réservation au 01 44 95 98 00
www.theatredurondpoint.fr
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