© Didier Philispart
fff article de Denis Sanglard
La danse comme une catharsis. Requiem(s) – retenir ce s d’importance – variation autour de la mort, de ses rites, de la perte et du deuil, pièce conçue pour 19 danseurs, c’est paradoxalement un hymne à la joie pure où l’expérience intime se noue à l’universel pour célébrer la vie, non celle après la mort, question en suspens, mais cette cohabitation singulière entre les vivants et les disparus dans ce lien fondamental et particulier qui les relie au-delà de l’absence, du néant, de l’oubli qui menace. Angelin Prejlocaj conçoit la danse comme un cénotaphe qui contiendrait la mémoire vive de ce lien irréfragable et pourtant fragile. Chaque scène, conçues comme des tableaux, n’exprime rien d’autre que les rituels civilisationnels, voire historiques, mis en place devant l’appréhension de la mort, compenser la perte, exprimer le deuil, et la cohabitation possible entre les morts et les vivants. Et l’émotion qu’ils provoquent, douleur, colère, douceur et apaisement. Angelin Prejlocaj puise dans un vaste répertoire iconographique et symbolique, mythologique ou religieux, jusqu’aux folklores et rites les plus lointains, qu’il recycle et métamorphose, met en branle avec superbe dans une dynamique, une énergie, qui jamais ne faille. Descente de croix, déposition, déploration et piéta, mise au tombeau, pleureuses, ascension, assomption, résurrection. Vierge de Giotto et Parques baroques, passeurs et psychopompes… Rituel « Ma’nène » indonésien, où les corps exhumés, manipulés sont habillés de neuf… Une gestuelle, des rites qui se soumettent à cette chorégraphie, et qui dépliés, décalés, sublimés, cristallisés en deviennent le nerf sensible et vital en ce qu’ils contiennent dans ce lien particulier à la mort l’essence même d’une civilisation.
La mort n’est pas toujours douce ni individuelle ou solitaire et signe aussi la barbarie ; l’évocation par Deleuze de Primo Levi et de « la honte d’être homme » *, évocation sans fard de la shoah, n’exempt pas de la violence terrifiante et délibérée, la mort des hommes infligée en masse où le deuil est rendu impossible quand il n’y a plus que cendre, et l’idée même de civilisation disparait de fait avec l’impossibilité du rituel. Angelin Prejlocaj n’édulcore donc rien dans cet inventaire macabre, ni la peste, ni la mort infantile… Nul effroi pourtant devant ce constat mais, traversant cette chorégraphie, une force résiliente, une sérénité, un apaisement devant l’inéluctable.
Corps inertes et déplacés comme marionnettes de bunraku, ou dépecés (symboliquement) pour un au-delà, gestes ciselés et effilés qui découpent et redéfinissent l’espace, sauts qui étirent les corps tels des martyrs d’un tableau du Gréco, en suspension soudain , avant la chute qui les rapetissent, des bras qui s’ouvrent, arc accueillant un monde inconnu, une gravité sans pesanteur, une danse dont la densité profonde , irradie les corps même morts et consument les vivants, c’est d’une exigence et d’une précision horlogère dans son articulation et la circulation des danseurs, tous littéralement transfigurés, transcendés par cette partition jubilatoire, en fusion, où le mysticisme le dispute à l’ordinaire du rituel le plus simple. Au rythme d’une bande son qui fait se cohabiter chants médiévaux, Bach, Mozart, Ligeti… jusqu’au rock énervé de System of the Down, c’est le même art consommé de la rupture stylistique, canevas sur lequel se brode des émotions palpables aussi abruptes que contrastées, nourri d’une réflexion qui puise sa source dans l’expérience même d’Angelin Prejlocaj confronté au deuil. Somptuosité des ensembles au cordeau qui contaminent les duos, trios et quatuors d’une grande force de frappe dans leur expression et culminent dans un final hallucinatoire qui vous arrache. Avec Angelin Prejlocaj, par cette chorégraphie et au-delà, et pour paraphraser Saint-Exupéry, ce qui donne ici, et magnifiquement, un sens à la mort donne un sens à la vie.
*erreur de Deleuze, cette citation de Primo Lévi concernait un essai sur Kafka, non de son expérience des camps.
© Didier Philispart
Requiem(s), chorégraphie d’Angelin Prejlocaj
Pièce pour 19 danseurs
Lumières : Eric Soyer
Costumes : Eleonora Peronetti
Vidéo : Nicolas Clauss
Scénographie : Adrien Chalgard
Assistant, adjoint à la direction artistique : Youri Aharon van den Bosh
Assistante répétitrice : Cécile Médour
Choréologue : Dany Lévêque
Danseurs : Lucile Boulay, Elliot Bussinet, Araceli Caro Regalon, Léonardo Cremaschi, Lucilla Deville, Isabel García López, Mar Gómez Ballester, Paul-David Gonto, Béatrice La Fata, Tommaso Marchignoli, Théa Martin, Víctor Martínez Cáliz, Ygraine Miller-Zahnke, Max Pelillo, Agathe Peluso, Romain Renaud, Mireia Reyes Valenciano, Redi Shtylla, Micol Taiana
Du 25 mai au 06 juin 2024
Du mardi au vendredi à 20h, sauf mercredi 05 à 21h
Samedi 25 mai à 18h, dimanche mai 26 à 16h
Durée 1h30
La Villette
211 avenue Jean-Jaurès
75019 Paris
réservations : www.billeterie.lavillette.com
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