Entretiens // Rencontre avec Pippo Delbono à propos de sa dernière création «  Orchidée »

Rencontre avec Pippo Delbono à propos de sa dernière création «  Orchidée »

Fév 19, 2014 | Aucun commentaire sur Rencontre avec Pippo Delbono à propos de sa dernière création «  Orchidée »

Interview Camille Hazard

Pippo danse

Photos libres de droit, Crédit photos Mario Brenta/Karine de Villers

UFPO : Dans votre dernière création Orchidée, vous cassez tous les codes du théâtre et de la représentation ; aucune trace narrative, aucun personnage, aucun décor… Comment définiriez-vous ce spectacle, peut-on parler de « performance engagée et collective » ? 

P. Delbono : Définir une chose c’est établir une zone de limite et cela amène à de la normalité.C’est le problème de notre société ; on veut constamment de la normalité, on  cherche à se reconnaître dans la culture, dans la religion, dans la politique et à la fin on est perdus.

Vous savez, il y a de la narration dans mon spectacle, de la narration poétique, une sorte de voyage organique et cubiste. Chaque élément du spectacle amène du sens, des réflexions. Par exemple sur l’Afrique, sur notre incapacité à être libre… C’est vraiment un spectacle cubiste ; chaque couleur, chaque rythme, chaque changement construit un ensemble plein de sens auquel parfois on ne s’attend pas. On peut parler de narration différente de ce qu’on l’on voit habituellement au théâtre c’est vrai mais pour moi, la narration signifie qu’il n’y a rien de gratuit, rien qui ne soit pas nécessaire dans le spectacle.

Par exemple, hier soir, il y avait plein de jeunes gens dans la salle et à la fin, un grand silence régnait…c’est ça pour moi la narration.

UFPO : Dès le début du spectacle, vous intervenez en voix off pour recommander d’éteindre les téléphones portables puis, vous insistez sur le fait qu’on vient au théâtre pour se distraire. A un moment, Nelson Lariccia, un des comédiens de la compagnie, distribue avec une douce ironie, des gâteaux aux spectateurs… Est-ce que vous pensez que le théâtre distractif ou tout autre spectacle de divertissement agirait comme un pansement colmatant une plaie et qui empêcherait toute action, toute tentative de révolution ? 

P. Delbono : Nous sommes dans une période de guerre ; sans bombe certes mais entourés de conflits sociaux énormes, de gens qui abusent de leur plein pouvoir, de gens à l’inverse qui sont traités comme des esclaves…

Tout le monde aime s’amuser, aller au théâtre pour passer un moment amusant,  je ne veux pas contester ça ! Mais lorsque je marche dans la rue, quand je vois des gens qui manifestent pour faire reculer des droits, je ressens le besoin de m’exprimer. J’ai la chance d’avoir un théâtre qui m’accueille. J’ai envie et le droit de chercher, de dire des choses, d’ouvrir les yeux sur certains problèmes. Le théâtre qui rassemble uniquement les gens pour rire, a parfois tendance à trop ressembler à la télévision…

UFPO : Justement, lorsque vous marchez dans la rue à Paris, à Madrid ou à Rome et que vous vous retrouvez nez à nez avec des manifs qui tendent à faire reculer les droits civiques, quelles sont vos réactions et comment expliquer ces prises de positions réactionnaires et fleurissantes ?

P. Delbono : Ces réactions naissent de la crise économique qui fait monter la rage ; la rage fait monter la frustration, la violence…

UFPO : Si il y avait une révolution en France ou en Europe, elle favoriserait sûrement les partis extrémistes. Tous les exemples montrent que dès que le peuple se rebelle, ces partis montent au créneau pour récupérer la colère… 

P. Delbono : Oui, l’extrême droite récupère les protestations populaires parce qu’aussi, nous nous sentons perdus face à une gauche effacée. En plus il faut faire très attention avec la révolution, elle amène beaucoup d’égos: « Moi, moi, moi je pense que… », «Nous nous nous voulons que… ». Réussir à faire danser les gens lors d’un spectacle, est bien plus révolutionnaire que de critiquer et de lancer des pierres sur tout le monde. C’est un acte de courage que d’essayer de rassembler les gens

C’est pour cela que le théâtre doit s’adresser à tout le monde. Dans le théâtre classique, il y a des métaphores, on peut lire des sous-entendus intelligents entre les lignes mais nous n’avons plus le temps pour ça, il faut dire les choses telles quelles, direct, brut, en s’empêchant de jouer uniquement pour les gens de notre monde, instruits, convaincus…il faut parler aux gens différents sans faire du théâtre populiste, c’est compliqué.

J’ai beaucoup de chance de travailler avec des gens comme Bobo, Gianluca ou Nelson car, en eux-mêmes différents, ils m’apportent une ouverture de vie essentielle. Bobo est analphabète, à chaque répétition je suis confronté à ce problème et c’est absolument nécessaire ; Comme disait Artaud « Il faut jouer pour les analphabètes ».  Je fais du théâtre pour les analphabètes.

UFPO : Depuis que vous avez commencé à travailler avec votre compagnie dans les années 90, est-ce que votre manière de travailler a changé ?

P. Delbono : Oui, les choses changent. On se laisse emmener parfois sur des chemins sans le prévoir, les expériences artistiques et de la vie modifient tout, en permanence. J’ai fait beaucoup de choses depuis que je travaille ; du cinéma, de la peinture, des concerts, de l’opéra…mais à la fin, lorsque je retourne au théâtre, je peux dire « ça c’est mon spectacle, ça c’est moi ». En général, je crée un spectacle tous les deux ans parce que ça prend du temps de confronter nos expériences sur le plateau. Chaque expérience est un voyage qui finit toujours par nous imprégner. J’ai perdu ma mère, moment important dans ma vie où je me suis détourné du théâtre, je le trouvais trop mortifère. Alors j’ai fait du cinéma un certain temps…

UFPO : Il y a dans le spectacle Orchidée, des passages de textes d’auteurs comme Shakespeare, Büchner ou Tchekhov. C’est un pied de nez que vous faites aux metteurs en scène en leur montrant qu’on peut jouer ces textes sans être dans le théâtre mensonger ? 

P. Delbono : Non, c’est plutôt une synthèse des textes qui m’ont touché. Mettre en scène ces extraits, parce qu’ils font échos à mes expériences, à mes voyages, les rendent beaucoup plus vivants car ils sont reliés à ma vie. Et inversement, ce que je vis, influence ma compréhension de ces textes. En revenant d’Afrique, les mots de Shakespeare to be or not to be, résonnaient différemment ; le vide de nos vies pleines de consommation face à la plénitude de l’Afrique désertique…

J’utilise les mots d’auteurs extraordinaires pour les rendre vivants surtout pas pour les intellectualiser ! Quand je voyais ma mère en train de mourir, je ressentais le personnage d’Ophélie (Hamlet) dans ma peau ; ma mère dans mes spectacles, n’est pas devenue un personnage biographique mais la Mère symbolique.

UFPO : Depuis toutes ces années que vous créez au théâtre, est ce que vous regardez toujours les choses de la vie avec une certaine distance ? 

Est-ce que vous considérez tout ce qui vous entoure comme des matériaux possibles à exploiter sur une scène ?

P. Delbono : J’ai beaucoup travaillé dans la tradition orientale du théâtre ; on raconte la douleur d’un personnage par exemple, avec un signe précis. Même si je ne travaille plus de cette façon, pour moi le théâtre c’est un ensemble de signes. Sinon on tombe dans le théâtre réaliste moi intéressant à mon goût… C’est comme en musique, on va  écouter une symphonie qui s’appellerait « ma mère » mais la musique n’est que notes, rythmes, couleurs. Ces signes forment un ensemble fort qui peut être transmis aux spectateurs.

UFPO : Dans cette dernière création Orchidée, quelle est la part de liberté des comédiens ? Comment s’organise le travail ?

P. Delbono : Dans le travail de création, les comédiens sont libres, ils me proposent beaucoup de choses personnelles mais aussi des textes. Je les écoute beaucoup  pour voir ce qu’ils ont à apporter à la construction du spectacle, après je trie !

Le lis beaucoup dans mes spectacles, c’est ma voix, mon histoire. Dans Orchidée par exemple, je suis Pippo qui lit les textes. Les comédiens n’incarnent pas de personnages, ils sont eux-mêmes, comédiens de la compagnie. C’est un geste politique fort que j’essaie de provoquer.

En 2014, un acteur qui arrive sur un plateau en costume pour jouer un personnage, ça me fait rire…C’est trop éloigné de notre monde, on frise la schizophrénie !!

Mes spectacles sont toujours dehors, en connexion avec le monde, je ne veux pas couper le public de la réalité.

Rencontre enregistrée au Théâtre du Rond-point le 5 février 2014. Lire aussi l’article de Camille Hazard:

 http://unfauteuilpourlorchestre.com/critique-・-orchidees-de-pippo-delbono-theatre-du-rond-point/

 

 

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.