© Philippe Lebruman
ƒƒ article de Denis Sanglard
Parlez-vous munduruku ? Les mundurukus, un des 238 peuples d’Amazonie et dont le nom signifie fourmi rouge, ont cette particularité linguistique de ne pas compter au-delà de trois, cinq étant la limite, et pour lesquels le monde dans son approche est approximatif. Leur univers est analogique, élastique. La langue est molle et la syntaxe complexe. Rien n’est carré mais plus ou moins carré. Un bras, une banane ayant la même forme auront donc le même « classifieur », une particule identique les intégrant dans une même famille (en grossier résumé). Pour nous qui vivons à cheval entre monde approximatif et monde exact, passant de l’un à l’autre comme ont fait de la prose, en l’ignorant, cela peut sembler bien singulier. Pour Pierre Pica, linguiste et collaborateur de Noam Chomsky, pour qui la langue est issue d’une structure innée, tombé chez les mundurukus par le caprice du hasard, étudier ce peuple et sa langue c’est avoir une compréhension des structures de l’esprit humains, par la méthode chomskienne comprendre la structure de leur imaginaire et par extension le nôtre. Merci le dossier de presse de remettre tout cela à plat. Parce que cette création issue des entretiens de la metteuse en scène Emilie Rousset avec cet éminent linguiste est si dense, la pensée de Pierre Pica si labyrinthique parfois, sautant du coq à l’âne mais retombant toujours sur ses pieds, que dans les méandres de cette conversation savante on s’y perd un peu, voire on décroche, avant d’y revenir fissa et naturellement. Qu’importe à vrai dire. Parce qu’au final et comme l’affirme Pierre Pica au sujet de la compréhension d’un univers si particulier, « l’autre se débrouille pour comprendre » (système computationnel). Là, on se débrouille pas trop mal il est vrai. Parce que sur le plateau nu, entre quelques plantes vertes, rêve ou souvenir d’Amazonie, deux formidables comédiens mènent cette conversation savante de main de maître. Un vrai-faux naturalisme, une ambiguïté dans la reconstitution amenée par la mise en scène qui parfois glisse vers l’incongru, nous métamorphose, nous spectateurs, en mundurukus s’interrogeant sur ce qu’ils voient ou croient percevoir. C’est plus ou moins de la réalité, plus ou moins sa représentation. Et c’est sans doute là, dans cet entre-deux, que se niche le théâtre comme la perception du peuple des fourmis rouges… Pierre Pica, voilà un exemple clair de la relativité de la représentation aussi bien théâtrale et sans doute munduruku, c’est Emmanuelle Lafon. Elle est Pierre Pica sans être Pierre Pica. Plus ou moins sans doute mais formidable dans la représentation qu’elle donne de ce linguiste, personnalité hors norme, marginale au sein du CNRS. C’est toute la mécanique d’une pensée que l’on découvre, son émerveillement devant ses découvertes, entre balbutiement, intuition, fulgurance. Etrange aussi de voir le langage échapper à un linguiste… Et dans le rôle du candide, Manuel Vallade, avatar d’Emilie Rousset la metteuse en scène plongée dans cette pensée complexe qu’elle interroge et délabyrinthe avec finesse. Il y a bien parfois quelques longueurs, on sent combien Emilie Rousset est emportée par la richesse de son sujet et l’enthousiasme. C’est parfois ardu, mais cela ne manque pas d’humour ni d’une certaine poésie frôlant le surréalisme… Mais ce qui importe ici c’est tout à la fois la découverte d’un peuple et de son univers, le portrait d’un homme engagé dans une recherche, une tentative de compréhension de notre fonctionnement et de notre appréhension du monde dans sa diversité et sa richesse.
Rencontre avec Pierre Pica, conception et mise en scène d’Emilie Rousset
Musique Chantal Zanési
Collaboration artistique Elise Simonet
Lumière Florian Leduc
Son Romain Vuillet
Scénographie Florent Leduc et Emilie Rousset
Avec Emmanuelle Lafon et manuel Vallade
Du 15 au 20 octobre 2018
Lundi, mardi, vendredi à 20h30
Jeudi, samedi à 19h30
Relâche le mercredi
Ce spectacle est présenté dans le cadre du Festival d’Automne à Paris et du programme New Settings de la Fondation d’entreprise Hermès.
Théâtre de la Cité Internationale
17 boulevard Jourdan
75014 Paris
Réservations 01 43 13 50 50
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