ƒƒ article de Denis Sanglard
Pendant cinquante ans et plus, Janina Turek, femme polonaise a tenu un journal. « Les données de sa vie ». Non les émotions qui vous traversent, les peines ou les joies. Mais scrupuleusement, minutieusement le nombre de personnes rencontrées et saluées (23 397), les émissions télé vues (70 042), les cadeaux offerts (5 817)… les simples actions d’une vie comptabilisées jour après jour. Rien que des faits, seulement la réalité. De ses émotions il n’est jamais mentionné. Un inventaire singulier contenu dans 748 carnets découverts après sa mort.
De ses données brutes Antonio Tagliardi et Daria Deflorian s’emparent et sur un plateau nu, tentent de reconstituer ce qu’aurait pu être la vie de Janina Turek. Partir de ces détails quotidiens numérotés au jour le jour pour inventer une biographie imaginaire et fragile. Un jeu de reconstruction pour faire apparaître en creux le portrait d’une femme, d’une vie anonyme et banale. Ce sont quelques bribes supposées à partir de cette matière incroyable que sont les inventaires notés dans les carnets de Janina Turek. Mais au-delà, ce à quoi nous assistons, c’est à une fabrique théâtrale. De quoi le théâtre est fait, comment il se nourrit, comment un personnage peut naître. Les deux comédiens-metteurs en scène posent des hypothèses, ne cessent de dialoguer entre eux, vont du récit au jeu. Passent ainsi du comédien au personnage et vice versa, parfois et le plus souvent restent sur la crête, entre les deux. Une confusion habilement troussée et disons-le, pirandellienne. C’est drôle, astucieux et rondement mené. Bien sûr, le portrait dessiné de cette vieille dame polonaise morte sur un trottoir de Cracovie (mais est-ce encore là une hypothèse ?) prend une épaisseur poétique dans sa banalité, son quotidien reconstitué. Mais au final, La vraie Janina Turek garde son mystère parce que son personnage théâtral est à l’image de ce qui la représente sur le plateau, une couverture. Le personnage théâtral Janina Turek n’existe pas, ne peut exister. Comme les personnages de théâtre n’existent pas. Elle échappe en fait à ces deux qui sur le plateau brodent une fiction, improvisent une vie, jouent un personnage qui toujours échappera à son créateur. C’est aussi cette impuissance qui est ici mise en scène. Pas un hasard si la première scène, hilarante, est celle de la mort du personnage que les deux comédiens ne réussissent pas à mener. Mais de cet échec relatif à la représentation, Janina Turek prend une formidable dimension, une profondeur par son mystère insondable. Et sur le plateau nu, avec la pauvreté volontaire des moyens, (volontaire vraiment ? Devant le « génocide culturel » italien actuel on se dit que ce plateau nu est aussi sans doute un non-choix), Janina Turek prend soudain paradoxalement toute sa place. C’est une création subtile, intelligente et réussie.
Reality
de et avec Antonio Tagliarini et Daria Deflorian
A partir du reportage de Mariusz Szczygiet
Lumières Gianni Starapoli
Collaboration au projet Marzena Borejczuk
Organisation Anna PozzaliLa Colline-Théâtre National
(Petit Théâtre)
15, rue Malte-Brun
75020 Paris
Du 30 septembre au 11 octobre 2015 à 19h
Réservations : 01 44 62 52 52
www.colline.fr
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