© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Gwenaël Morin s’attaque avec grande délicatesse et sans façon, sans esbrouffe, dans un dépouillement absolu -comme à son habitude – au roman de Miguel de Cervantes, Don Quichotte, chef d’oeuvre de la littérature du XVIIème siècle. De cette épopée profuse il ne prend que quelques fragments, vaste chantier ouvert à tous les possibles, toutes les expériences avec une économie de moyen radicale, un art du bricolage brut fait de bric et de broc, d’’improvisation, en apparence, capable de métamorphoser le public en moulin à vent, une table en mule. Rien de moins. Sur ce plateau vide, notre chevalier errant tourne en rond, halluciné, obnubilé par ces livres de chevalerie qui le convainc à son tour de parcourir l’Espagne pour défendre la veuve et l’orphelin, servir une dulcinée qu’il ne verra ici jamais. Une folie où prendre des vessies pour des lanternes et participant à l’invention de soi manifeste tourne au tragi-comique. Ce que souligne Gwenaël Morin n’est pas le ridicule du personnage, tant sincère en son délire, mais la violence et la rudesse d’un siècle dont il est la première victime. Abusé, humilié, frappé, victime de sa crédulité que sa folie mégalomaniaque protège et aveugle sublimant cette errance absurde en quête picaresque.
Quichotte c’est Jeanne Balibar. Aussi longiligne que la lance bricolée qu’elle tient en main, longue et souple robe à fleur protégée d’une simple armure de carton, d’un heaume de même, elle est jusqu’au bout de ses ongles d’orteils vernis Don Quichotte de la Mancha. Ce n’est pas une question de genre ni de son trouble mais d’incarnation. Capable de tout sur un plateau, on le sait, Jeanne Balibar parcourt au galop cette scène vide sans nul obstacle que l’obsession et les chimères de son personnage, défiant une réalité utopique tout entière contenue dans la geste littéraire et chevaleresque. Jeanne Balibar incarne la folie en somnambule, de ceux qui de l’étoffe de leur songe font réalité et qu’on ne souhaite pas, qu’on ne peut déchirer sans que la représentation ne s’achève, dénonçant l’illusion d’un rêve et du théâtre lui-même. De cette voix singulière qu’elle module à l’envie et si bien, de ruptures abruptes en silence obtus, elle se joue et se fout de la vraisemblance. Elle est et cela suffit que résume l’antienne de Don Quichotte « Je sais qui je suis mais je sais aussi qui je puis être ». Comme Don Quichotte elle s’arrache d’elle-même pour s’inventer sur le plateau, dans un processus de métamorphoses et d’anamorphoses à vue. Gwenaël Morin lui offre le vide absolu d’un plateau débarrassé de toute scénographie qu’elle engouffre sans barguigner et dans lequel elle bâtit furieusement ses châteaux en Espagne comme un gamin armé du si magique de l’enfance, d’une simple perche de bois et deux morceaux de cartons. C’est du théâtre en train de se faire, là sous les yeux des spectateurs embarqués fissa, et pour certains même adoubés, dans cette geste d’un siècle d’or terni par sa violence, et dont elle est la maîtresse d’œuvre absolue, rassemblant ce qui est épars dans ce foutoir apparent, lui donnant son unité, sa cohérence.
Et sa partenaire Marie-Noëlle Genod a beau faire qui nous prend à témoin, narratrice docte et omnisciente (quand elle ne joue pas Rossinante, la monture de Don Quichotte) qui résume, comble les lacunes, commente non sans douce ironie la folie qui gagne le plateau, excuse avec compassion notre chevalier, voix d’une raison et d’une sagesse que n’entend plus et ne peut entendre Don Quichotte, rien n’y fait : la réalité même se fracasse devant la surdité de notre chevalier à la triste figure. La représentation elle-même semble être soumise à l’imprévisible de notre personnage et de Jeanne Balibar soufflant le chaud et le froid. Formidable et irrésistible Marie-Noëlle Genod qui semble au fur et mesure qu’avance la pièce et son récit non pas dépassée, quoique, mais prendre ses distances pour éviter la contamination de ce qui vire au cauchemar hallucinatoire et qui atteint bientôt Sancho Panza (inénarrable Thierry Dupont, comédien à tout faire) enrôlé comme écuyer et qui ne cesse de réclamer son dû, le gouvernement d’une île.
La réussite incontestable de cette création tient à ses comédiens, c’est indubitable, mais également à cette mise en scène faite de quelques bouts de ficelles, et qui se refuse au paraître pour atteindre dans cette nudité âpre mais non austère, sa fragilité et son intranquillité, une profondeur et une humanité au regard de la violence qui entoure ce personnage fantasque. Don Quichotte n’est pas ici un illuminé mais plus surement, au risque de la catastrophe, un idéaliste que sa folie libère, une folie comme un acte frondeur de résistance devant la violence du monde, aussi dérisoire soit-il. En cela Don Quichotte est notre contemporain.
© Christophe Raynaud de Lage
Quichotte, d’après Don Quichotte de la Mancha de Miguel de Cervantès,
Adaptation et mise en scène : Gwenaël Morin
Avec : Jeanne Balibar, Thierry Dupont (interprète de la compagnie de L’Oiseau Mouche), Marie-Noëlle, Gwenaël Morin
Assistant à la mise en scène et scénographie : Léo Martin
Lumières : Philippe Gladieux
Travail vocal : Myriam Djemour
Costumes : Elsa Depardieu
Régie générale plateau : Loïc Even
Régie Lumière : Gildas Gouget
Jusqu’au 12 octobre 2024
Durée 1h45
Théâtre Paris-Villette
211 avenue Jean-Jaurès
75019 Paris
Réservation : 01 40 03 72 23
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