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Quai ouest de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Ludovic Lagarde, Théâtre Nanterre-Amandiers

Fév 07, 2022 | Commentaires fermés sur Quai ouest de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Ludovic Lagarde, Théâtre Nanterre-Amandiers

 

© Gwendal Le Flem

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Au commencement, il y eut la pénombre, comme la fin d’un monde. Des formes monumentales, hangars industriels, arches, porches et encoignures aveugles. Opéra de la déshérence. Comme émergeant de cet abandon, des silhouettes humaines se détachèrent, l’une au pied d’un mur, masse couchée qui bientôt s’ébrouera, l’autre, grand échalas, dandy louche, cheveux mi-longs peroxydés, yoyo à la main. Celui-là, il est une marche immédiatement repérable, il est une démarche qui habite le monde et en fait son royaume.

Ensuite il y eut la parole, qui est un flux, intarissable, reconnaissable entre tous, une scansion des mots et du souffle aussi physique que l’alexandrin racinien, comme une énorme vague et son reflux, sans fin : l’écriture de Bernard-Marie Koltès. Quel bonheur incroyable de l’entendre ainsi ! Une jouissance presque physique. C’est rare qu’une écriture fasse un tel effet, c’est encore plus rare qu’elle se fasse entendre à l’endroit exact du geste de celui l’écrivant : en l’occurrence pour celle de Koltès, débarrassée de toute psychologie, de toute sentimentalité, de tout narcissisme ou lyrisme d’acteur. Sous la direction de Ludovic Lagarde, les actrices, acteurs y travaillant sans cesse, Quai ouest est alors l’évènement que constitue l’invention d’une langue nouvelle surgissant dans le monde. Elle est une création du monde et d’un monde en ce sens, elle met au monde comme une genèse. Ses premiers mots sont d’ailleurs une brèche pour qu’il puisse advenir : « Et maintenant : où ? par où ? comment ? ».

Quai ouest est un temps hors du temps, il y a une vraie incertitude quant à son déroulé, la nuit semble déborder sur le jour comme dans un film de Bela Tarr. Et c’est aussi un lieu hors champ, abandonné. Limbes de l’écart. En terme urbanistique, on parlerait de lieu désaffecté. Désaffectation est aussi le mot qui vient immédiatement pour décrire ce que l’on ressent dans cette écriture et sa fidèle interprétation. Tout est rapport : de force, de calcul, de négociation, de deal. Tout est réduit à l’économie, au sens le plus large d’échange, de circulation. Les corps, les objets, les alliances, mouvant comme un ballet. Avec ceci de particulier que dans cette économie, ce qui a habituellement cours : l’argent, semble finalement complètement dévalué, n’est plus qu’une monnaie de singe. Dans cet univers où les assignations sociales sont rebattues, on y parle notamment d’être le haut du bas et d’être le bas du haut, où les déclassés font classe et chassent les premiers de cordée, les désirs d’élévation sociale, les désirs d’argent, sonnent creux et font vitrine à des désirs plus primaires de séduction, de soumission, de dévoration, produisant de surprenantes parades, comme si la récurrente métaphore animalière – les rats, les chiennes … – infiltrait les corps, et exhibait sans plus de retenue leur origine (je pense ici à Micha Lescot, araignée et lézard). Une vanité grotesque, risible, se dessine progressivement : le roi – capitalisme dont il ne resterait que la mécanique, l’ossature sans plus de chair la masquant – est nu, obscènement nu dans la vérité de ses désirs sans intérêt. Roue libre insensée. Les discussions tournent en boucle, et l’enjeu, le désir, est toujours repoussé pour être mieux répété. Il y a une étrange excitation dans ces discussions à couteaux tirés, comme s’il s’agissait d’astiquer avec les mots un sexe mort.

Parlons aussi des corps dans cette mise en scène. J’y ai presque vu cette sorte de corps propre à l’œuvre de l’écrivain Pierre Guyotat : subissant tous les assauts et désirs violents du monde, et ressuscitant, inaltérables, repris par cette économie qui les occupe sans fin. Tous les acteurs et actrices de Quai ouest ont cette densité et cette netteté qui empêche les mots dans leur boucle vertigineuse de s’évaporer. Citons notamment Christèle Tual, valeureuse et puissante dans son impuissance, quand bien même l’actrice jouait ce soir-là avec une béquille suite à une blessure.

Quai ouest avec l’art et la manière de Ludovic Lagarde et de toute son équipe ébahit 40 ans après sa création rendant pleinement grâce au geste inaugural de Koltès. L’acuité de son écriture radiographiant le monde aux rayons X. Soudain le squelette de ce qui tient notre société devient visible : un échafaudage posé sur le néant. C’est une sombre catastrophe. Mais les mots de Koltès continuent de briller et de nous réchauffer avec la même intensité que ces lumières d’étoiles longtemps visibles après leur mort.

 

© Gwendal Le Flem

 

Quai ouest, de Bernard-Marie Koltès

Mise en scène Ludovic Lagarde

Avec Léa Luce Busato, Antoine de Foucauld, Laurent Grévill, Micha Lescot, Laurent Poitrenaux, Dominique Reymond, Christèle Tual, Kiswendsida Léon Zongo

Assistanat à la mise en scène, dramaturgie : Pauline Labib-Lamour

Scénographie : Antoine Vasseur

Lumière : Sébastien Michaud

Costumes : Marie La Rocca

Maquillage et coiffures : Cécile Kretschmar

Son : David Bichindaritz

Image : Jérôme Tuncer

 

Durée : 2 h 20

Du 4 au 20 février 2022

Mardi, mercredi 19 h 30, jeudi, vendredi 20 h 30, samedi 18 h et dimanche 15 h

 

 

Théâtre Nanterre – Amandiers

7 avenue Pablo-Picasso, 92022 Nanterre Cedex

Tél. 01 46 14 70 00

https://nanterre-amandiers.com

 

 

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