ƒƒ article d’Anna Grahm
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » René Char
Des livres. Partout. Qui se balancent bien sagement alignés sur leur étagère suspendue, qui se balancent aussi furieusement des cintres, une pluie d’auteurs lancés à toute volée à peine nommés, des livres par poignées qui font un vol plané, avant d’atterrir au sol, pavés retentissants comme pour nous réveiller. Nous alerter. On nous dérouille, on nous désengourdit, on nous dégèle. Des livres empilés ou éparpillés par terre et sur la table de travail, qui ont nourri la critique de notre temps, attaquent de façon un peu dérisoire le spectacle, jetée de livres – de plus en plus lourds, de plus en plus nombreux, bombes de plus en plus incisives, jets de plus en précis – qui attaquent les acteurs comme pour leur signifier qu’ils jouent eux aussi, leur rôle. Ils se rappellent à eux et à notre bon souvenir. Des livres exigeants donc, une trentaine de nos penseurs contemporains, Hannah Arendt, Pasolini, Agambem, Debord, Derrida, Adorno et Baudrillard et René Char et Annie Lebrun.
Des livres éclairants, dont s’emparent « la discrète » Judith Henry et le poétique zébulon Nicolas Bouchaud, des livres qui dès le début entrent en résistance et nous ravissent d’être ainsi désacralisés. Cette éruption de la philosophie qui pèse si fort, nous éloigne en même temps de l’habituel catastrophisme, tragédies et autres extinctions en cours.
D’abord pressés de toutes parts, les malheureux assiégés font la lecture de la lettre de Pasolini qui évoque « les lucioles, ces petites lumières, qui l’été, constellent l’espace, qui cherchent à échapper au nouveau fascisme consumérisme ». Mais très vite ce plus rien à désirer reprend corps, ces petites lueurs d’espoirs condamnées à mort redeviennent vivantes, espèces désirantes. Et si les lucioles de l’Italie continuent d’être masquées par la pollution et autres dérèglements de notre époque, elles sont loin d’être éteintes sous le regard incandescent de nos deux personnages. Et les lumières de la communication dont on s’effare d’être ébloui, ne les ont décidément pas encore dévorés.
C’est avec ce sérieux ironique dont ils ont le secret que nos deux acteurs interrogent nos façons d’échanger nos expériences, pointent la petite monnaie du bavardage, toutes ces paroles inutiles qui nous transpercent et rendent au silence, matière à discussion. Et de se (nous) demander à quels enfants nous allons laisser le monde. Et de se (nous) moquer « on ne peut pas nous tuer, nous sommes déjà morts ». Ils brassent pour nous la langue des idées, embrassent des décennies d’analyses sur nos asservissements, empilent des piles de livres sur les bras, montagnes qui finissent par les dépasser, les séparer, leur clouer le bec.
Et alors que nos réflexions tournoient, ces deux-là continuent d’essayer de s’enlacer, malgré tous ces livres qui leur collent à la peau, en dépit de ce mur entre leurs deux cœurs, leurs têtes chercheuses, ne se lassent pas de tendre l’un vers l’autre, de tendre à exister, de tâcher de se retrouver. Alors même que la critique globale des esprits regarde périr les choses, les privant ainsi de la dimension sensible, ils réaffirment que l’expérience est indestructible.
Et sur la scène plongée dans l’obscurité, tandis que les acteurs deviennent des ombres, les pages parsemées scintillent sous la lumière blanche, dansent sur les murs et jusqu’au plafond des confettis de lumière. Nous souffle, nous insuffle ce petit pas de plus à faire, pour déceler en nous ces petites lumières chargées de sens, nos sens empreints de poésie, notre musique intérieure porteuse de liberté.
Lorsque nos deux lucioles s’amusent à incarner les concepts, ils ouvrent à la curiosité, à l’émerveillement d’un questionnement qui devrait toujours être en tension et qu’il nous appartient de garder en éveil. Un appel à nous élever. Un appel à notre faculté de remettre en chantier notre système de pensée, penser c’est aussi interpeller, examiner point par point, aller à la rencontre des idées, à leur encontre aussi parfois, les mettre en bouche et dans tous leurs états, les voir raisonner, les entendre résonner, penser c’est se laisser aller à la méditation, à la rêverie. C’est surtout ne pas craindre la difficulté. Penser c’est réfuter.
Nicolas Truong, directeur des pages idées débats du journal le Monde, nous fait ici toucher, l’espace d’une heure, la grâce. A travers ces deux acteurs, leur émouvante complicité, leur incroyable densité, il fait naître en nous le désir d’habiter davantage le monde auquel nous aspirons.
Projet Luciole
A partir d’extraits de textes de Théodor Adorno, Giorgio Agamben, Hannah Arendt, Alain Badiou, Jean Beaudrillard, Baudoin de Bodinat, Le comité invisible, Guy Debord, Gilles Deleuze, Georges Didi-Huberman, Vladimir Jankélévitch, Annie Lebrun, Jean-François Lyotard, Georges Orwell, Pier Paolo Pasolini, Jacques Rancière, Clément Rosset, Jaime Semprun et Raoul Vaneigem
Mise en scène de Nicolas Truong
Lumière Philippe Berthomé
Scénographie Elise Capdenat et Pia de CompiègneAvec Nicolas Bouchaud et Judith Henry
Du 4 au 22 novembre 2014
Du mardi au samedi à 19h 30 dans la CabaneThéâtre Le Monfort
106, rue Brancion – 75015 Paris
Métro Porte de Vanves
Réservations 01 56 08 33 88
www.lemonfort.frMais aussi les 2 et 3 mars 2015 au Théâtre Universitaire de Nantes
Les 5 et 6 mars 2015 aux Quinconces-l’Espal scène conventionnée Théâtres du
Mans
Du 10 au 14 mars 2015 au Théâtre National de Bretagne
Les 17 et 18 mars 2015 au Théâtre Anne de Bretagne scène conventionnée de Vannes
Les 23 et 24 avril 2015 à La Scène Musée du Louvre-Lens
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