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Premier amour, de Samuel Beckett, réalisation de Alain Françon et Dominique Valadié, Théâtre de la Scala

Mar 24, 2023 | Commentaires fermés sur Premier amour, de Samuel Beckett, réalisation de Alain Françon et Dominique Valadié, Théâtre de la Scala

ff article de Denis Sanglard

Premier amour, nouvelle rédigée en 1946, ébauche déjà l’univers de Samuel Beckett. Métaphysique de l’absurde, humanité rongée et piteuse de ces clochards célestes que seront Vladimir, Estragon, Krapp et consorts. Et s’il n’est pas empêché, contraint à l’immobilité comme seront ses autres personnages, on songe à Winnie enclose en son mamelon, le banc, l’étable et la chambre évoqués dans premier amour que jamais il ne quitte, ou si peu, avant de s’enfuir comme Buster Keaton dans Film, enferment notre récitant dans une réclusion volontaire et farouche. Récit d’un amour, récit de mort. Les deux comme toujours chez Beckett sont corollaires. « Elles accouchent sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. » est-il clamé dans en attendant Godot. L’évocation de l’amour ne va pas ici sans l’évocation de la mort du père qui signe le déclassement du personnage, mis à la porte sans façon. Ainsi commence cette nouvelle, récit d’une liaison sans passion entre Lulu/Ana, une prostituée, et cet homme aux souvenirs fragiles et incertains. Premier amour, dernier amour. Récit d’un échec et d’un renoncement. « Ce qu’on appelle l’amour, c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays. » Rien de romantique ici mais comme toujours avec Samuel Beckett, une trivialité cynique, un humour corrosif. L’amour débarrassé de tout cliché, rendu à sa crudité, sa médiocrité, sa catastrophe, résumant férocement le tragique de l’existence et son absurdité. Premier amour est un des premier texte de Samuel Beckett écrit en français, et déjà, fleure la passion pour une langue dans laquelle il écrira la plus grande partie de son œuvre. Cet homme aujourd’hui, c’est Dominique Valadié, mise en scène en collaboration avec Alain Françon. Dans cette petite salle de La Scala, la proximité avec celle qui prête sa voix au narrateur, aboli toute distance et nous sommes au cœur du récit, qui oblige à la sobriété. De la mise en scène, du jeu. Dominique Valadié, admirable de précision et concision, déroule ainsi ce récit sans façon, d’une voix presqu’égale, sans éclat, sauf une fois et vite réprimé, mais avec une infinie subtilité et de chaque nuance infime éclate une vérité abrasive. Cependant qu’elle semble garder, sous le vernis d’une ironie, une certaine distance, comme si tout ça qui avait été, n’est désormais plus qu’un souvenir amer. A peine si elle bouge de cette chaise, qui résume tout à la fois sa fuite et son enfermement, cette volonté de départ irrésolue (ce « Allons y. » impossible d’Estragon et Vladimir) qu’une valise à ses pieds signe comme un échec patent. Et quand elle chausse une paire de lunettes noires, comment ne pas penser à Ham de fin de partie ? De même ce chapeau melon, celui du père, brièvement porté, irrémédiablement nous porte sur cette route où Godot se fait attendre. Et cette valise ne sera-t-elle pas porté plus tard par Lucky ?.. Dominique Valadié et Alain Françon, on y pense, multiplient avec discrétion les signes d’une généalogie Beckettienne à laquelle le narrateur appartiendrait résolument, premier clochard sans feu ni lieu ni dieu d’une longue lignée. Il fallait simplement oser qu’une femme s’empare de la voix du narrateur, sans se soucier du genre, sans se soucier de ce que Beckett en aurait pensé, pour rendre tout ça, comme le dit Alain Françon, « Dérisoire, comique, jubilatoire à entendre ». Pas faux. Et réussi, assurément.