Critiques // « Plus Qu’Hier Et Moins Que Demain », Courteline et Bergman au Théâtre Mouffetard

« Plus Qu’Hier Et Moins Que Demain », Courteline et Bergman au Théâtre Mouffetard

Nov 28, 2010 | Aucun commentaire sur « Plus Qu’Hier Et Moins Que Demain », Courteline et Bergman au Théâtre Mouffetard

Critique d’Ottavia Locchi

Ingmar Bergman et Georges Courteline sont des auteurs qui n’ont à priori pas grand chose en commun. Nés d’époques différentes, ils ont cependant tous deux traité le sujet du couple, de la vie à deux. Pierre Maillet et Matthieu Cruciani sont les premiers à avoir osé rassembler deux écritures aussi différentes sur un même plateau. Le risque est pris, le collage est lancé, et le patchwork s’uniformise autour des deux comédiens David Jeanne-Cormello et Émilie Capliez.

© Christian Berthelot

Est-ce une si grande aberration de faire à partir de deux auteurs une seule et même pièce ? En voyant « Plus qu’Hier et Moins que Demain », la logique du couple prend le dessus sur les écritures pourtant si distinctes, et la mise en scène habile de Pierre Maillet et Matthieu Cruciani semble forger une synergie à la fois risquée, inhabituelle et judicieuse.
Alberto Moravia et Bertrand Blier se joignent au tandem Courteline / Bergman pour former une sorte de giration ordonnée et inéluctable autour du noyau des préoccupations : le couple. La relation homme / femme, voilà un sujet qui restera vêtu d’énigmes, et que les artistes comme les scientifiques ne cesseront de vouloir approfondir ! Ici, point de question métaphysiques. Une observation, à la rigueur, un coup de loupe, un instant volé à travers le trou de la serrure…

Il y a longtemps qu’on aurait du commencer à se battre. Tout aurait été beaucoup plus simple.
Marianne, Scène de la Vie Conjugale

Rien n’est trop complexe quand il s’agit de la relation amoureuse. Les liens, les souvenirs, les espoirs, les regrets et les silences aussi se fondent en l’autre comme une image se fond dans une pellicule. Qui mieux que Bergman pouvait illustrer ce florilège d’émotions entremêlées, aussi manifestes que complexes ? Une scène de divorce  anecdotique transforme un couple déjà mutilé en un débris. Courteline, lui, part dans une dispute. De la jalousie, de la possessivité basique de la part de Monsieur et une revendication de liberté poussée par Madame. En véritable révélateur, l’altercation affûte le malaise, plus ancré qu’il n’y paraissait, et le lit marital prend la forme d’un ring de boxe. Comme Bergman, Courteline a su, lui aussi, dévoiler une part de sinuosité dans la relation.
Inévitablement, une scène de rencontre ponctue la pièce d’une touche de légèreté qui rappelle les premiers temps amoureux, l’insouciance, la joie, l’empressement, le mariage, ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, probablement… Sur un air de « Senza Fine » (sans fin), les âmes s’unissent, et tout laisse à penser qu’ils ne savent pas où ils mettent les pieds. Cependant, ils y vont tellement franchement avec fougue et certitudes, que Bergman et Courteline ne se font plus oublier : la menace plane désormais, Stormy Weather

© Christian Berthelot

Le metteur en scène Pierre Maillet est le co-fondateur du Théâtre des Lucioles, il a monté entre autres « Preparadise Sorry Now » qui remporte le Grand Prix du Jury Professionnel du Festival « Turbulences » au Maillon de Strasbourg en 1995, et « La Chevauchée sur le Lac de Constance » de Peter Handke en 2007. L’autre metteur en scène, Matthieu Cruciani, est d’abord comédien. Il travaille sous la direction de Pierre Maillet, Daniel Mesguish, Christian Schiaretti, Alexis Jebeile ou encore Jean-Yves Lazennec. Il co-fonde le théâtre de la Querelle en 2003, et signe les mises en scènes de « Gouttes dans l’Océan » de Fassbinder et « Faust » de Goethe.
Dans leur adaptation « Plus qu’hier et moins de que demain », il est question du langage dans le couple. Il s’agit non seulement de la place de la communication, mais aussi de la manière de communiquer. Ils partent du principe que le langage du couple représente le couple, qu’ils sont ce qu’ils disent. D’où la multiplicité et le grand écart d’écriture entre les auteurs. Une idée de contraste, donc, pour mettre en scène différents couples dans différentes situations à travers différents langages.

« J’ai l’intention de me laisser plus violemment approfondir… »

Le patchwork si inattendu des auteurs devient étonnamment évident quand on voit la pièce « Plus qu’Hier et Moins que Demain ». La pièce se déroule facilement, et les deux comédiens enfilent leurs rôles avec un naturel déconcertant. Il est pourtant difficile de commencer par la scène de Courteline, qui pourrait devenir rapidement énervante devant le jeu précipité des comédiens. Pourtant, les ruptures de rythmes qui caractérisent cette pièce font rapidement effet, et se glisser dans les situations différentes devient un véritable plaisir. La mise en scène astucieuse laisse une place autant au comique, voire burlesque qu’au dramatique, voire tragique. Les spectateurs sont ballottés d’une situation à l’autre sans sentir de décalage horaire. La scène phare, « Les Analphabêtes » de Bergman, prend une ampleur sans être excessive et laisse le spectateur observer un couple en perdition, chacun ayant au delà de sa personnalité une valeur humaine. Les comédiens sont d’une grande justesse et la finesse de l’auteur se laisse contempler à travers les deux personnages et le cognac. La scène finale tranchera encore : Moravia boucle la boucle des grandes fables conjugales avec la notion de possession, suivi de Mélody Gardot qui clot en musique la pièce dans son entier.

La mise en scène joue d’inversions sur tous les plans : écrits, décors, personnages, même les transitions sont surprenantes. Les quatre temps forts qui rythment la pièce accrochent le spectateur dans un tourbillon de contrastes. On se laisse emporter, et l’image autant que le verbe se laissent imprimer dans une réalité qui pourrait devenir si proche de nous, finalement.

Plus qu’hier et moins que demain
De : Georges Courteline « La Peur des Coups », et Ingmar Bergman « Scènes de la Vie Conjugale – Les Analphabêtes »
Par : Le Théâtre des Lucioles
Avec : Emilie Capliez, David Jeanne-Comello, et la participation de Matthieu Cruciani
Traduction : Gustraf Bjurstörm et Lucie Albertini
Adaptation et mise en scène : Pierre Maillet et Matthieu Cruciani
Lumières et régie générale : Ronan Bernard
Construction, décor : Florence Audebert, Michel le Hénanf
Costumes : Laure Mahéo

Du 25 novembre 2010 au 15 janvier 2011

Théâtre Mouffetard
73 rue Mouffetard, 75 005 Paris – Réservations 01 43 31 11 99
www.theatremouffetard.com

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