À l'affiche, Agenda, Critiques, Evènements // Peter Grimes de Benjamin Britten, mise en scène de Deborah Wagner au Palais Garnier

Peter Grimes de Benjamin Britten, mise en scène de Deborah Wagner au Palais Garnier

Jan 31, 2023 | Commentaires fermés sur Peter Grimes de Benjamin Britten, mise en scène de Deborah Wagner au Palais Garnier

 

© Javier Del Real

 

ƒƒƒ article de Sylvie Boursier

« Seul, seul, tout seul, avec une mort d’enfant ». On ne sort pas indemne de Peter Grimes, le miroir sans concession tendu par Benjamin Britten aux spectateurs les confronte à l’humiliation sociale sur fond de chasse à l’homme, de maltraitance d’enfants, de paranoïa délirante, d’alcoolisme et de violences familiales.

Peter Grimes est ce M le Maudit, qu’une communauté hystérique, organisée en milice d’autodéfense accuse d’être un meurtrier d’enfants et qu’elle poussera au suicide en mer. Maudit soit le pêcheur, mis à mort psychiquement puis exclu d’une société qui le considère comme son négatif.   « Quel havre abrite la paix », interroge le héros « Aucun » lui répond Macbeth, nous sommes condamnés à répéter « un récit plein de bruit et de fureur qu’un idiot raconte et qui n’a pas de sens ».

La réussite de cette première à Garnier doit beaucoup à son interprète principal, le ténor Allan Clayton, tout en puissance contenue, qui parle en chantant et chante en parlant. Habitué des rôles mozartiens, son timbre de velours colore de mille nuances cet Hamlet des bas-fonds traversé de conflits qui le dépassent et hanté par l’éternel retour du refoulé. Il allie l’allure pataude d’un homme frustre, dur à la tâche, violent malgré lui, avec la pureté accomplie du héros Shakespearien face à la rédemption. À l’instant de la célèbre chanson « What harbour shelters peace ? » la salle est littéralement suspendue à ses lèvres. Sa prière finale a capella, d’une voix déchirée aux accents diaphanes, le lave de tout péché pour l’éternité.

Deborah Wagner a capté le caractère social de cette œuvre atemporelle et l’a située dans un petit port contemporain de l’Angleterre sinistrée suite à la désindustrialisation, qui sent la bière, la clope, le gaz oïl des moteurs de bateaux, la rage contenue et le désespoir. De chez ces gens-là on ne s’échappe pas et les jeunes sont pris dans cette effroyable douceur de l’affiliation comme dans la glace. Certains choristes sont habillés de treillis et tatoués de signes comme des skinhead. « Retenir les mains » est le mantra qui passe de bouches en bouches pour signifier la lutte de chacun contre sa violence.

Tragédie maritime, le plateau est un quai jonché de détritus, de cordages qui contrastent avec l’arrière-plan blanchi sous la ligne d’horizon de l’océan. La mer bleuie de froid et noircie d’encre, selon les lumières de Peter Mumford, respire lourdement sous la houle musicale qui s’écoule lentement, se joue de l’ombre claire ravélienne et avale les jeunes mousses qui s’y aventurent. Cordes et flûtes symbolisent le flux et le reflux des vagues dans certains intermèdes à la Debussy, cuivres et archets surfent sur la marée, écumant d’embruns qui nous prennent à la gorge. On entend même les mouettes pêcher et se répondre au son de la flûte et d’une clarinette.

Le premier acte malgré l’accompagnement musical tout en subtilité du maestro Alexandre Soddy, laisse passer quelques longueurs et fait craindre qu’on ne s’enlise dans un long conte naturaliste. Mais la montée dramatique du second et surtout du troisième acte efface tout. Grimes revit les morts successives, abattu ou exalté, avec la vision d’un voltigeur fantôme, tandis qu’enflent les ragots fangeux. Le dernier acte est littéralement époustouflant avec une acmé digne des films noirs, l’autodafé d’un épouvantail brûlé en place publique face à un peuple assoiffé de chair humaine, digne du Klu Klux Klan.

Dix solistes campent les villageois, un pêcheur méthodiste, un prêtre, la tenancière du troquet, le juge, l’apothicaire. La Trinité de l’ordre moral selon Britten se détache du chœur, instance diffamatoire qui colporte ses calomnies, la Loi en la personne de Mrs. Sedley, gardienne du temple de l’orthodoxie et toxicomane à ses heures, l’Église, avec le révérend Adams, plus préoccupé de ses salades que de ses ouailles, assisté du prédicateur Boles, aux allures de Monseigneur Lefèvre, et enfin la Rente, personnifiée par l’avocat véreux Swallow qui n’hésite pas à acheter les services sexuels des jeunes filles en chantant « assignez votre beauté à ma personne, je l’appellerai propriété foncière ». Tous ont cette plasticité qui leur permet d’alterner chant choral et adresses au public, on pourrait s’imaginer au music-hall si le registre n’était pas si noir. Une mention spéciale à la mezzo soprane Rosie Aldridge, aux graves aigres et fielleux, chignon et lunettes à la miss Marple, qui nous rappelle la couleur british de cet opus. Le rôle de vipère lui va comme un gant et son plaisir est jouissif. Catherine Wyn-Rogers nous bluffe, d’une autorité incroyable avec sa voix profonde dans le rôle de la tenancière du pub, mère maquerelle à ses heures avec ses nièces. Tout est audible lors des scènes chorales de fête, ou le gin coule à flot à l’intérieur du pub « le Sanglier » avec une centaine de choristes impeccablement chorégraphiés. Seule la cristalline soprane Maria Bengtsson soutient Peter, leur duo sans orchestration se chevauche avec douceur pour s’accorder dans un rare moment de paix. Cette œuvre complexe exige des comédiens chanteurs avec précision et fluidité, rigueur, poésie et lyrisme.

Quelque chose est vraiment pourri au royaume du Danemark pour qu’un homme en arrive à intérioriser l’opprobre qu’on jette sur lui, se saborde à bas bruit tandis que la vie sociale reprend comme si de rien n’était sans aucune catharsis.

Peter Grimes démonte la mécanique inquisitoire, les logiques d’hystérie collective qui encore aujourd’hui soudent certaines communautés dans la persécution, du maccarthysme à l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, au lynchage des femmes en Afghanistan.

Un bateau ivre d’anthologie largue les amarres à Garnier, il marquera l’histoire, dont acte !

 

© Javier Del Real

 

Peter Grimes, opéra en un prologue et trois actes de Benjamin Britten d’après George Crabbe

Mise en scène : Deborah Wagner

Livret : Montagu Slater

Direction musicale : Alexander Soddy

Cheffe des chœurs : Ching-Lien Wu

Décor : Michael Levine

Costumes : Luis Carvalho

Lumières : Peter Mumford

Avec Allan Clayton, Maria Bengtsson, Simon Keenlyside, Catherine Wyn-Rogers, Anna-Sophie Neher, Ilanah Lobel-Torres, John Graham-Hall, Clive Bayley, Rosie Aldridge, James Gilchriste, Jacques Imbrailo, Stephen Richardson, l’orchestre et les Chœurs de l’Opéra national de Paris.

 

Du 26 janvier au 24 février 2023 à 19h30

Durée totale  : 3h25

 

Palais Garnier

Place de l’opéra

75009 Paris

Réservation : 08 92 89 90 90

www.operadeparis.fr

 

 

Be Sociable, Share!

comment closed