© Lucie Jansch
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Qui a dit « La vie nous lance en l’air comme des cailloux, et nous disons de là-haut : « Voyez comme je bouge ». » Cioran ? non Pessoa dont le patronyme portugais signifie Personne et dans l’étymologie latine masque de théâtre, allez savoir pourquoi l’écrivain n’a cessé de se démultiplier en une pluralité de personnages (on ne dénombre pas moins de 70 hétéronymes) dans une structure plus proche du théâtre intérieur que de la Comédie Humaine.
Bob Wilson a attendu d’avoir 83 ans pour s’emparer de cette œuvre sans événement précis, d’un regardeur hanté par l’effacement du sujet et absorbé dans la contemplation du monde. Le metteur en scène plasticien, comme l’écrivain portugais, est obsédé par la forme, les géométries imaginaires et les cartographies abstraites. Dans un monde pétri de narcissisme ces deux artistes nous rappellent que nous ne sommes rien ou pas grand-chose.
Bob Wilson découpe trois périodes, une bleue, celle de l’enfance, une rouge et noire à l’âge adulte et une vert de gris à l’approche de la mort. Chacune correspond à des fragments issus du Gardeur de Troupeaux, de Faust et du Livre de l’Intranquilité psalmodiés par sept diablotins, avatars de l’auteur. La scène oscille entre apesanteur (magnifique moment de lecture d’une lettre de rupture par une cariatide au masque de licorne) exubérance frénétique et énergie dévastatrice. Des éclats de rire stridents d’enfant dans un capharnaüm de verre brisé font le lien entre les tableaux comme si toute tentative de représentation se fracassait au miroir du néant.
Des petits êtres à la Groucho Marx tentent de s’éveiller du cauchemar d’exister et font valser les tables, les papiers froissés au fond d’une salle de restaurant. Ces bouffons du vide ont chacun une « personnalité », mélancolique ou farcesque, avec une signature gestuelle spécifique sur une chorégraphie chorale à l’esthétique léchée. Les 7 comédiens, danseurs, mimes, chanteurs issus d’un casting international sont sidérants de plasticité, de précision et de grâce avec Maria de Medeiros en meneuse de revue.
Des impressions soleil levant rouge sur une mer bleue à la grisaille d’un radeau de la Méduse, Bob Wilson a le regard d’un enfant. Avec lui nous prenons conscience de ce que nous avons perdu mais aussi de ce qui nous reste, notre incroyable faculté d’être ébloui par le monde qui nous entoure et sa transposition visuelle quand les repères habituels s’inversent, le haut, le bas, le ciel et la terre, l’endroit et l’envers.
Pessoa-Since I’ve been Me navigue entre le vide sidéral (j’aspire à ne pas exister disait Pessoa) et un labyrinthe hypnotique. On sort intranquilles, suspendus à la lanterne magique d’un magicien d’Oz, avec le sentiment d’une navigation au long cours dans la salle des machines de deux grands poètes. Ecrire selon Rilke c’est « apprendre à voir », « Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir, dit Pessoa qui ne se donnait à rien sauf à l’écriture, il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse […] Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier ». Le plus immobile des poètes est notre frère.
Les images se cristallisent sur la rétine, hiéroglyphes mystérieux, dans une exceptionnelle traversée du réel et du langage au théâtre de la Ville.
© Lucie Jansch
Pessoa-Since I’ve Been Me, d’après Fernando Pessoa
Mise en scène, scénographie et lumière : Robert Wilson
Dramaturgie : Darryl Pinckney
Costumes : Jacques Reynaud
Scénographie associée : Annick Lavallée-Benny
Créateur lumière associé : Marcello Lumaca
Création sonore et musicale : Nick Sagar
Avec : Maria de Medeiros, Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau
Jusqu’au 16 novembre 2024 à 20h
Durée : 1h20
Théâtre de la ville-Sarah Bernhard
2 place du Chatelet
75004 Paris
Réservation : 0142742277 / 01 53 45 17 17
www.theatredelaville-paris.com
www.festival-automne.com
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