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© Lili Marsans
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
« N’ai pas peur, je suis ta peur ! »
Voilà une performance radicale – et le mot est bien trop faible – qui dénonce vertement et avec une rage concentrée ce qui à pas de loup, au pas de l’oie serait-on tenté d’écrire, monte lentement et qui risque de nous submerger bientôt, fruit de notre passivité accommodante, de nos intolérances affirmées, de notre individualisme forcené, de notre xénophobie crasse et d’un capitalisme cynique. La tentation révisionniste, aussi, ou encore l’amnésie si commode et l’amnistie si pratique pour ne pas à avoir rendre de compte et s’arranger avec l’Histoire et recommencer en toute impunité. Brecht l’avait dénoncé, le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. Hannah Arendt au procès Eichmann avait lapidairement théorisé la banalité du mal ; en résumé : plus on est loin du pouvoir, plus on est coupable. Agnès Mateus et son complice Quim Tarrida, duo catalan, s’emparent de la scène avec force, crient au loup, lesquels rentreront bientôt dans Paris, et ailleurs quand ils n’y sont pas déjà, rejoignent Brecht et Arendt dans un même élan, analysant 40 ans de franquisme dans un geste fracassant, à prendre au pied de la lettre, dénoncent ce qui a permis cette dictature, formules définitives et volontiers provocatrices vous clouant le bec, pas si éloignées d’une sale vérité qu’il est bon ici d’assener franchement. Rien de pire qu’un peuple moutonnier où « il est plus facile d’être fasciste ». Une obéissance et une passivité sans laquelle le fascisme ne peut être. Question de confort et de tranquillité, de commodité, où même la haine au final vous détend. Agnés Mateus seule sur le plateau, avec une énergie phénoménale, et dans un sentiment d’urgence, met en garde avec un sens de la formule, de la métaphore et de l’image percutant et sans flafla ni chichi, avec une puissance de percussion qui ne souffre aucune discussion et qui vous laisse sur le flanc, K.O debout.
Le franquisme n’est pas mort en Espagne qui sommeille au cœur même du politique et des institutions. Le franquisme et l’international fasciste dont les idées nauséabondes font désormais le lit et la lie de nos démocraties fragiles et en déroute, toujours, dont les dirigeants, ou qui prétendent le devenir, sans vergogne empruntent dans leur discours le pire d’une idéologie populiste et mortifère. Lepénisation des esprits, on y songe en écoutant Agnés Mateus. Et d’ailleurs elle est là, Marine, poupée de chiffon demandant à Franco, ressuscité pour l’occasion, pitoyable marionnette narcissique et capricieuse, protection, et, actualité oblige et saisie pour l’occasion, d’être son père et son guide puisque la voilà désormais orpheline… Agnès Mateus n’y va pas par quatre chemins et ne prend pas de gants pour exprimer ce qui nous ronge et gangrène le champ politique menacé par la peste brune. Après l’exposition en préambule du drapeau franquiste, devenu anticonstitutionnel en Espagne, occupant la largeur entière de la scène, 15 longues minutes sans que rien n’advienne, un effet glaçant et mutique qui vaut tout discours performatif, mais après tout comme le dit Franco on peut bien supporter ce drapeau 15 minutes quand on a supporté le fascisme durant 40 ans… fermer le ban ! Agnès Mateus s’engage dans une diatribe de la haine ordinaire que nul parfait facho assumé ne renierait. Un flot infernal, un flux violemment frontal, qui ressasse toutes les obsessions, les remugles d’une pensée fétide et obsessionnelle, balancée au public comme on vide ordinairement ses ordures. Si convaincant que devant notre trouble elle s’oblige à prendre de la distance un court instant pour bien nous spécifier que tout ça, ce ne sont pas ses idées, et que nous sommes bien au théâtre. Plus loin, déguisée en aigle, celui du même drapeau, elle donnera une leçon de corruption… Et pour terminer ce brûlot explosif, détruira à coup de masse une machine à laver, comme pour en finir avec l’essorage et le blanchiment de la pensée unique et nous enjoindre de résister, nous aussi. C’est d’une virulence salutaire et qui fait du bien, avouons-le. Théâtre politique, explosif, vigilant, exigeant, c’est un manifeste d’utilité publique, indispensable, nécessaire, génialement punk par la forme adoptée, la performance dans ce qu’elle peut avoir de subversif et d’engagée, mais pour qui le no-future n’est pas une option, au contraire. Agnés Mateus et Quim Tarrida se refusent à la résignation et malgré leur inquiétude certaine et fondée font le pari d’un sursaut pour que devant ces bras qui se tendent nous ne baissions pas les nôtres.
© Lili Marsans
Patatas fritas falsas, texte et mise en scène Agnès Mateus et Quim Tarrida
Avec Agnès Mateus
Scénographie, son et vidéo : Quim Tarrida
Création lumière : Quim Tarrida et Laura Morin
Régie générale et régie lumière : Laura Morin
Assistanat à la mise en scène et production : Marta Gon
Photographie : Quim Tarrida, Lili Marsans
Céramique : Anna Benet
Costumes : Teresa Melgosa
Traduction et sous-titres : Marion Cousin
Du 10 au 16 janvier 2025 à 21h
Le samedi à 18h
Relâche les 12 et 13 janvier
Théâtre de La Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14
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