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Partage de midi, de Paul Claudel, mis en scène par Eric Vigner, Théâtre de la Ville-Théâtre des Abbesses

Fév 05, 2019 | Commentaires fermés sur Partage de midi, de Paul Claudel, mis en scène par Eric Vigner, Théâtre de la Ville-Théâtre des Abbesses

 

© Jean-Louis Fernandez

 

 

Article de Nicolas Thevenot

On ne pouvait rêver meilleure invention et meilleur contrepied que ce déroutant prologue au Partage de midi dans la mise en scène d’Eric Vigner : une nuit inquiétante, trouée d’un disque d’or, un autel chargé de bougies, une odeur d’encens entêtante, Ysé, Mesa, Amalric, et de Ciz occupant la scène tels des âmes errantes… et enfin les paroles énigmatiques de Mesa (tirées du dernier acte), plaçant sous l’angle du flashback le drame qui maintenant va se jouer.

Beaucoup d’étrangeté poétique, beaucoup d’indétermination dans cette entame qui nous prend corps et âme, et nous perd et nous séduit, parce qu’au théâtre comme en amour « il ne faut pas comprendre, il faut perdre connaissance » comme le disait Paul Claudel. Et pourtant, et pourtant…

Partage de midi réunit sur le pont d’un bateau Ysé, femme troublante et puissante, et pour tout dire : improbable, et trois hommes : de Ciz, le mari, sorte de looser espérant se refaire en Chine, Amalric, aventurier à la manque et à la virilité exacerbée, et Mesa, fonctionnaire des colonies, qui va reprendre du service après avoir abandonné le projet d’une vie monastique. La passion noue immédiatement Mesa et Ysé, comme deux âmes se reconnaissant et se fondant irrémédiablement l’une dans l’autre. La suite de l’histoire en est le prolongement inéluctable : le mari est envoyé au loin, laissant le champ à la passion charnelle des amants. Ysé, portant l’enfant de Mesa, s’enfuira et retrouvera Amalric dans une Chine en pleine insurrection… quand enfin Mesa surgit (le prologue inventé du spectacle), et conclut le drame en célébrant de mortelles noces.

Et pourtant… le puissant prologue n’a pas tenu ses promesses. On sait gré à Eric Vigner d’avoir accroché ce gong magnifique : soleil d’or et d’orient, dont le tremblement sonore réveille organiquement la scène et l’ailleurs, mais à trop vouloir ancrer Claudel dans un espace envahi de chinoiseries (mobiliers, structure de décor, costumes…), au lieu de la « perte de connaissance » promise, c’est au contraire un univers surchargé de signes qui étouffe la puissance poétique du texte. Le comble étant une sculpture monumentale (on a pensé avec quelque gêne à Jeff Koons) pouvant symboliser l’esprit colonial, surplombant le plateau, mais aussi le drame. Bien sûr, il est toujours judicieux dramaturgiquement de s’intéresser à la biographie d’un auteur et aux conditions de production d’une œuvre (la feuille de salle nous rappelle que Claudel a été nommé consul à Shanghaï puis vice-consul à Fou-Tchéou), mais n’est-il pas réducteur d’en rester là ?

Car ce texte est une montagne abrupte, vertigineuse et le monter est faire le pari fou mais passionnant de déplacer des montagnes. Ce texte, encore plus que tout autre me semble-t-il, oblige l’acteur à cet épuisant travail d’une élocution de l’indicible qu’il lui faut pourtant proclamer dans une tension permanente avec cet absolu du poème qui semble en interdire toute incarnation. Cet effort, quand il a lieu, et il a eu lieu à plusieurs moments, nous fait gravir à nous aussi le poème et atteindre des contrées inconnues.

Ainsi la profération puissante, quand la parole est concrète et agissante dans une pleine adhésion à ce qui est dit, nous conduit sur les crêtes du drame héroïque. Ou bien au contraire, c’est l’écart au texte qui est fécond : le comédien, face à l’énormité de ce qu’il est en train de dire et dont il a conscience, nous fait saisir cette puissance qui nous dépasse, acteur et spectateur. Ce décalage, cette distance, amènent également (par exemple dans l’acte II) une dose de perversité, approfondissant encore la complexité et la noirceur de l’œuvre.

Mais lorsque cet effort et la respiration sensible du poème disparaissent, lorsque l’acteur oublie le spectateur, il ne reste plus qu’une profération mécanique assénant ses vers comme des coups, tuant le poème, et abandonnant le spectateur à son ennui.

Il y a finalement un paradoxe dans cette mise en scène comme si, voulant atteindre à la grâce du poème, à son mystère, à son irréductibilité, la foi dans la puissance du poème avait manqué au metteur en scène, s’en remettant à des signes fermes et tangibles : une narration surlignée, des personnages illustratifs, un solide décorum, et une déclamation visant à la seule efficacité. A l’image de Saint Thomas : « Si je ne mets pas mon doigt à l’endroit des clous, si je n’enfonce pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas ! » C’est bien dommage.

 

© Jean-Louis Fernandez

 

Partage de midi, de Paul Claudel

Scénographie et mise en scène Eric Vigner

Lumières Kelig Le Bars

Son John Kaced

Costumes Anne-Céline Hardouin

Maquillage Anne Binois

Assistanat à la mise en scène Tünde Deak

Assistanat à la scénographie Robin Husband

 

Avec Stanislas Nordey, Alexandre Ruby, Mathurin Voltz, Jutta Johanna Weiss

 

Du 29 janvier 2019 au 16 février à 20h

Le dimanche à 16h

 

Durée 2h40

 

Théâtre des Abbesses-Théâtre de la Ville
31 rue des Abbesses

75018 Paris

 

Réservation au 01 42 74 22 77

https//www.theatredelaville-paris.com

 

Métro : Ligne 12 station Abbesses ; Ligne 2 ou ligne 12 station Pigalle

Bus 30, 54, 67 : Arrêt Montmartobus

Vélib : Station Place des Abbesses

 

 

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