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Par autan, spectacle du Théâtre du Radeau, mise en scène de François Tanguy, au T2G

Nov 15, 2023 | Commentaires fermés sur Par autan, spectacle du Théâtre du Radeau, mise en scène de François Tanguy, au T2G

 

 

© Jean-Pierre Estournet

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

La table est mise. Elle est de mise, dressée d’une nappe blanche, surmontée d’une hermine nous fixant de son regard. Avec le recul infini que lui offre son monde d’immobilité l’animal nous dévisage comme personne ne s’autorise plus à le faire, empreint d’une lucidité à laquelle on ne peut que s’abandonner. Ce qui nous regarde est impénétrable. C’est un dos tourné sur sa chaise, c’est la réverbération mordorée d’une lumière grise, c’est, éloignée, à travers les parois et les rideaux, la voix assourdie et grave d’une actrice égrenant les mots de Robert Walser. Nous tirant l’oreille, nous tirant l’âme hors du fourreau où elle sommeille, nous parle-t-elle depuis cet ailleurs lointain ou de cet autre temps, passé, à venir ? En quel temps sommes-nous ? interroge-t-elle avec le poète. Il fut un temps où le théâtre n’était pas un vain mot, où les formes se soulevaient comme un seul homme. Ce temps est encore celui, inexpugnable, du Théâtre du Radeau. Comme dans les contes, il était une foi qui d’emblée fait table rase des attendus narratifs, fait de la monstration une révélation. Car ce théâtre est matérialiste, est un insurgé de la matière. Il ne se fait pas d’illusions, il gravit ses montagnes littéraires avec l’allant débonnaire du randonneur alpestre.

Par autan peint l’invisible part de la matière et des corps. Celle qui nous anime. Si les scénographies de François Tanguy sont reconnaissables par l’accumulation de panneaux ouvrant sans cesse de nouvelles perspectives, formant de nouveaux paysages plastiques, Par autan s’en détache nettement par ses enfilades de rideaux et voilages. Autant de toiles affranchies de leur châssis, que l’on dirait parties en goguettes. Comme si d’atelier il fallait désormais peindre en plein air, au grand air. Sur le motif. Que la toile flotte, libre, et révèle les forces qui nous démontent ! Par autan affirme ce geste, résolument et divinement pittoresque, qui traverse d’un jet le plateau comme le pinceau brosse dans un accès de furie la toile. Ce souffle sur la scène, ce vent d’autan fuyant de cour à jardin, retournant les ombrelles, déséquilibrant les belles dames, menaçant d’arracher un tableau à une main ou les rideaux à leur fil, malmenant ce monde comme une charrette pleine de paille tirée par des bœufs sur un chemin de terre, balayant tout sur son passage, tordant les corps, brisant les postures, redessinant les silhouettes, ce souffle est à la scène ce que la touche, le coup de pinceau est à la peinture. Rendant visible dans un même élan le geste créateur et sa création, Par autan capture de façon inouïe le déploiement des corps dans leur saisissement par le pinceau de la mise en scène.

C’est encore un souffle au cœur. C’est l’animation de l’inanimé. C’est un soulèvement. De cette force invisible ne sont perceptibles que les effets. Seuls les faits et les gestes témoignent.

Les acteurs cheminant, chevauchant, des textes nerveux de Walser, Kafka, Kierkegaard, Kleist, Tchekhov, Shakespeare, Dostoïevski, sont eux-mêmes sur une ligne de crête, les corps ballotés par des vents contraires, miraculeux d’équilibre entre gravité et burlesque. Cette pièce, la dernière mise en scène par François Tanguy, brille de la facétie poétique d’un Max Jacob, voire celle des Marx Brothers. Dans cet art de l’ironie existentielle où le retrait est le rehaut du jeu (je), les acteurs sont pareils à de vibrants mats portant haut leurs figures littéraires, comme des voiles au vent. Ils les tiennent en respect, ces personnages pareils à des oriflammes faisant signe dans la tempête. Jamais ils ne se perdent de vue. Leurs gestes, leurs moulinets, leurs gonflements, comme ces mots, prenant acte, qui dépassent la pensée, la défont.

Les philosophes en herbe sont des herbes folles, la controverse entre individu et général tournant à l’avantage de l’introuvable Général en retraite de La Noce de Tchekhov, enfin retrouvé, finalement éconduit sur un dernier malentendu. La toile des mots est un étendard sans cesse reprisé, ravaudé par le piquant des situations. Une longue botte en érection, telle une noire aiguille, coud la disparité du monde avant qu’il ne se défasse complètement. La jouissance de Par autan est de chaque instant comme si l’absurdité qui la transporte était cet autre vent fou qui soulève sans qu’ils s’en aperçoivent les êtres de parole. Le surréalisme qui s’invente ici sous nos yeux n’est pas un voile venant couvrir les ébats, mais un en-deçà jusque-là esquivé qui viendrait sans crier gare percer littéralement les actes au grand jour. Le prince de Hombourg, orné de sa queue-de-pie dorée, chaussé de ses immenses bottes, est un crustacé à l’émouvante mélancolie de nature morte, la sublime mariée, allongée sur la table, se révèle chair à pâté que l’on se promet de partager. Ce vent fou qui éventre les circonstances est semblable aux mots des poètes qui sans cesse défont le sens pour en montrer un envers ou un ailleurs. Ainsi de Shakespeare, et de ses soldats pour un meurtre commandités, ceints de tuniques de la même étoffe que celle qui berce nos rêves, toile rayée de matelas, trainant leurs épées comme un soupir dans une nuit d’insomnie. Il n’y a réel que mâtiné de la langueur du rêve.

Cette noce échevelée, cet éternel banquet des formes dévorées, ce charivari poétique, scandés par les notes d’un piano au plateau, nous enlacent et nous étreignent au-delà de leurs bouleversantes caresses. Y pointe le baiser d’une mordante bonté. Dans l’apaisement qui clôt la tempête, trois femmes sont assises autour d’une table dans un clair-obscur qui semble avoir été peint par Rembrandt. Avec la lucidité implacable de Dostoïevski puis celle, énigmatique et rêveuse, de Walser, Par autan nous parle et nous regarde à travers un dernier rideau blanc avec l’aplomb de l’existence. C’est une parure de l’être sans pareil.

 

© Jean-Pierre Estournet

 

Par autan, spectacle du Théâtre du Radeau

Mise en scène et scénographie : François Tanguy

Avec : Frode Bjørnstad, Samuel Boré, Laurence Chable, Martine Dupé, Erik Gerken, Vincent Joly, Anaïs Muller

Élaboration sonore : Éric Goudard, François Tanguy

Lumière : François Fauvel, Typhaine Steiner, François Tanguy

Couture : Odile Crétault

 

Dans le sillage de François Tanguy
Une journée de partage avec le Théâtre du Radeau

Samedi 18 novembre, dès 13h30
Entrée libre – En savoir plus

 

Jusqu’au 20 novembre 2023 à 20h

18h le samedi, 16h le dimanche

 

T2G

41 avenue des Grésillons

92230 Genevilliers

Réservations : 01 41 32 26 26

www.theatredegenevilliers.fr 

 

Création vue au Théâtre National de Strasbourg le 06 janvier 2023

 

Tournée :

L’Archipel – Scène nationale de Perpignan

Les 25 et 26 janvier 2023

Comédie de Caen – CDN

Les 2 et 3 février 2023

Centre Dramatique National de Besançon

Les 8 et 9 mars 2023

 

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