© Jean-Louis Fernandez
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Comme on peut parler de question de vie ou de mort, on pourrait tout autant dire qu’il y a des réponses de vie ou de mort. Oui. Le tragique serait alors de poser la question sans prêter plus attention à la réponse car trop préoccupé de soi-même. Thomas Bernhard, immense, précis et précieux chroniqueur et contempteur de l’âme humaine sculpte et scrute les mots de son narrateur comme les faits et gestes d’un récidiviste. A l’accoutumée de l’écrivain autrichien, une logorrhée impétueuse, véhémente, tourmentée, jaillissant comme l’eau glacée d’un torrent dans une forêt, creuse le lit de nos soupçons, attise la soif d’un dénouement. Ne trouve-t-on pas toujours anguille sous roche et une once de culpabilité sous couvert de bonnes intentions ?
Tel un conférencier enjambant l’estrade d’un sobre bonsoir, embrayant sans plus attendre sur la parabole des porcs-épics de Schopenhauer, Claude Duparfait s’installe sur une chaise de jardin au métal gris, une bouteille d’eau à ses pieds, la scène déserte sauf un étrange et grand sac en plastique à portée de main. Cette chaise, comme un esquif, il s’y installe du bout des fesses, le corps contenu de tensions, rigide comme un bois noueux. Le langage corporel fourmille de l’indicible poésie de l’acteur frayant imperceptiblement sous les mots de l’auteur, jambes étirées, puis rassemblées, dos replié, buste refermé. Cette chaise de jardin est un promontoire et une sellette : depuis là, le narrateur peut se faire peur en narrant ses propres gouffres. Faire la culbute nous dira-t-il à plusieurs reprises, comme on glisserait, subrepticement, de sa chaise dans le grand vide et la grande nuit. Les mots sont détachés, pour leur donner plus d’importance quand bien même ils viseraient paradoxalement à l’euphémisme. Narcisse est en embuscade sans doute, à l’orée de ces plaintes. L’interprétation de Claude Duparfait est magistrale donnant à percevoir, sans rien perdre du flux torrentiel de cette langue, l’incisif d’un discours qui prêche pour sa paroisse tout autant que les maux et vices qui se cachent derrière les mots dans les non-dits. La force déstabilisatrice du texte de Bernhard tient à ce singulier alliage de grandes envolées lyriques, d’élans inconsidérés et humanistes, résumés ici en deux noms propres, Schopenhauer et Schumann, et de pensées beaucoup moins reluisantes et avouables. Sous le soleil des grand hommes, la psyché européenne n’est qu’ombres et brouillards mortifères, sous-bois où la pensée elle-même s’effraie.
A la radicalité du procédé dramaturgique de Thomas Bernhard, à son trop-plein virtuose, répond l’éloquente simplicité de la mise en scène de Célie Pauthe : un acteur sur une chaise de jardin et, en fond de scène, un immense écran vidéo d’où les images émergent avec la puissance sourde et vibrante d’une eau-forte. Des forêts de mélèzes, troncs élancés, garnis de branches droites et fines comme des aiguilles de porcs-épics. Grimoire du vivant où les êtres vagabondent tels des promeneurs solitaires sur des sentiers millénaires. La Persane, ainsi nommée peu aimablement par les gens du cru, y apparaitra, accompagnée du narrateur qui aura jeté son dévolu sur elle. A l’évocation obsessive qu’il en aura fait jusqu’à ces premières images, symptomatique d’une fixation cristallisant ses propres fantasmes, correspond l’apparition authentiquement cinématographique de la dite Persane. Figure littéralement projetée. Sont malgré tout immédiatement perceptibles le poids d’un réel sur ses épaules, également une force et une dureté qui ne se laisseraient pas abuser par l’éther des fantasmes, mêmes philosophiques (troublante et puissante Mina Kavani). Si le texte effectue une sorte de fuite en avant dans un éboulement qui, au plus vite, avalerait et enterrerait son passé, les images vidéo instituent à la manière d’un contrepoint une profondeur de champ et de temps. Ces réminiscences s’impriment avec la splendeur et l’éclat d’un retable au vernis noirci, hiératique, implacable, le narrateur finissant d’ailleurs à genoux. Bien plus, la monumentalité des images distribue in fine et très sensiblement l’adresse vers le spectateur, et non seulement au narrateur. Depuis cette ultime image tombeau, la Persane parle. Et si jusque-là les deux personnages semblaient converser en notre présence, la Persane s’adresse désormais bien à nous. Énonçant ses quatre vérités au narrateur, c’est bien la nôtre, monstrueuse, qu’il nous faut aussi entendre. Et à la manière d’une déflagration, toute l’actualité et la pertinence de ce texte, du choix de Célie Pauthe de le mettre en scène, nous percutent tant il nomme aussi, sous la fable de la rencontre avortée entre un homme et une étrangère, l’égoïsme et l’hypocrisie d’une Europe pétrie de la supériorité morale dont elle se gargarise, repliée sur ses propres angoisses identitaires et autres, sans plus d’attention aux vies étrangères brisées à sa porte. Oui est une grande pièce politique.
© Jean-Louis Fernandez
Oui, adaptation et conception : Claude Duparfait et Célie Pauthe, mise en scène de Célie Pauthe
traduction Jean-Claude Hémery
lumière Sébastien Michaud
son Aline Loustalot
vidéo François Weber
costumes Anaïs Romand
assistanat à la mise en scène Antoine Girard
accompagnement à la scénographie Guillaume Delaveau
cheffe opératrice du film Irina Lubtchansky
film,
avec Mina Kavani et Claude Duparfait
écriture Claude Duparfait et Célie Pauthe
réalisation Célie Pauthe
Durée 1h30
du 24 mai au 15 juin 2024 du mardi au vendredi à 20h, dimanche à 15h
Odéon – Théâtre de l’Europe
Ateliers Berthier
1 Rue André-Suarès, 75017 Paris
Réservation : 01 44 85 40 40
comment closed