À l'affiche, Critiques // On s’en va, adapté du texte d’Anokh Levin, mise en scène de Krzysztof Warlikowski à Chaillot – Théâtre National de la Danse

On s’en va, adapté du texte d’Anokh Levin, mise en scène de Krzysztof Warlikowski à Chaillot – Théâtre National de la Danse

Nov 21, 2019 | Commentaires fermés sur On s’en va, adapté du texte d’Anokh Levin, mise en scène de Krzysztof Warlikowski à Chaillot – Théâtre National de la Danse

 

© Magda Hueckel

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

On s’en va.

Cela pourrait être le mot d’ordre lancé à la fin du bal par des fêtards sur le départ ou bien le dernier mot, en guise d’adieu, quand on quitte, fâché, un repas de famille. Cela pourrait être une phrase tirée du roman Les années d’Annie Ernaux, autobiographie collective sur le mode du « on » retraçant l’histoire d’une génération.

Mais ce n’est pas cela. C’est beaucoup plus et beaucoup moins que cela, puisqu’il s’agit de mourir. Le titre choisi par Krzysztof Warlikowski sonne comme une épitaphe sans appel sur la tombe de l’humanité. D’ailleurs, la pièce du dramaturge israélien Anokh Levin dont est tiré ce projet s’intitule Sur les valises – Comédie en huit enterrements. Anokh Levin y brosse d’une plume acide le tableau d’une communauté dont les membres meurent les uns après les autres. Dans une dramaturgie qui tiendrait plus du dispositif que du narratif, la mort est le seul comique de répétition dans la morne plaine de ces vies étriquées, emportant qui d’une occlusion intestinale, qui d’une crise cardiaque, qui d’une tumeur au cerveau, qui de pendaison, qui de vieillesse… Ces êtres éphémères nous apparaissent progressivement pour ce qu’ils n’ont jamais cessé d’être : des morts en sursis, croqués avec la caustique noirceur d’un Goya, dont l’esprit des Caprices n’est jamais loin tant la monstruosité pointe dans ces constellations humaines. Voyez cette première scène avec cet homme s’éternisant tragiquement et grotesquement sur des chiottes sans résultat, avant de mourir de n’avoir pu… Il ne s’agira pas ici de L’insoutenable légèreté de l’être, mais bien de L’insupportable poids de la merde. Cette lourdeur de la chair qui finira par nous assassiner.

S’emparant avec quelques libertés du dispositif dramaturgique d’Anokh Levin, Krzysztof Warlikowski l’installe dans un puissant espace-temps propre à modifier les perceptions sensorielles du spectateur : d’abord les scènes, assez courtes mais très nombreuses, se superposent dans un même espace avec virtuosité procurant la sensation de fondu enchaîné propre au cinéma ; ensuite la scénographie : complètement affranchie des lieux suggérés par le texte (appartement familial, cinéma, synagogue, boîte de nuit, extérieur-ville) mais parfaitement cohérente avec le méta-texte (celui du dernier voyage) puisqu’il s’agit d’une salle d’embarquement aéroportuaire vintage, la zone d’embarquement proprement dite étant réservée aux scènes d’enterrement ; enfin, et c’est le plus remarquable, Krzysztof Warlikowski construit un espace acoustique subtilement dissocié de l’espace visuel : cela tient d’une part à la dé-spatialisation des voix sonorisées (produisant un effet d’ubiquité), et d’autre part au tissage de boucles musicales étirées sans fin provoquant des sortes de stases temporelles où l’on ne verrait plus le temps passer.

Ce divorce du son et de la matière, autrement dit du temps et de l’espace, nous amène à éprouver cette sensation étrange et enivrante d’une multiplicité de mondes, superposés mais bien distincts. Comme si la vie s’était ici désunie de la mort laissant paraître au grand jour son terrible secret. Comme si la vie révélait ici l’illusion de ses nombreuses coïncidences, dévoilant une réalité qui ne serait que sinistres décalages. Dévoilant cet écart entre celui que l’on croit être et ce que l’on est. Montrant au grand jour l’hypocrisie de se savoir périssable quand on se croit éternel.

On l’aura compris On s’en va est une sublime vanité, séduisante et vénéneuse à la fois. Comme dans toute vanité, si l’on y peint la mort, c’est pour dévêtir le mensonge de la vie. Le fruit pourri de la vie. Krzysztof Warlikowski, par sa rigueur, par sa poésie, par son intelligence de l’expérience théâtrale réussit à toucher à cet indicible, à cet insoupçonné. Du grand art.

Mais cela ne saurait s’arrêter là. Par une sorte de deus ex machina, le spectacle offre à ce dessillement existentiel un inattendu et bouleversant prolongement politique : quittant Israël, On s’en va retourne en Pologne et aborde alors ce passé refoulé, cette tâche dans l’histoire et la terre polonaises : l’élimination de sa communauté juive. Par ce transfert dramaturgique, le déni de la société polonaise apparaît rejouant la dissociation mortifère à l’œuvre dans le texte d’Anokh Levin. Et Varsovie de donner à voir cette irrémédiable hiatus entre ruines du ghetto et agglomérat de barres d’immeubles.

Je m’en vais. Moi. Dans la nuit noire je quitte le Théâtre de Chaillot emportant dans mon cœur l’exigence éthique et politique de Krzysztof Warlikowski : face aux forces contemporaines qui travaillent à effacer l’homme et la mémoire de l’homme, faire face au vide, en prendre la mesure avec une lucide et parfois cruelle poésie, y trouver peut-être la clef d’une existence arrachée à la buée.

Faisant peut-être mentir le sage : Buée de buée. Tout est buée.

 

© Magda Hueckel

 

 

On s’en va, adapté du texte d’Anokh Levin

Mise en scène Krzysztof Warlikowski

Adaptation Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczyński

Scénographie et costumes Małgorzata Szczęśniak

Musique Paweł Mykietyn

Lumières Felice Ross

Mouvement Claude Bardouil

Animations et vidéo Kamil Polak

Dramaturgie Piotr Gruszczyński

Traduction en polonais Jacek Poniedziałek

Traduction en français Margot Carlier

Assistants à la mise en scène Katarzyna Luszczyk, Adam Kasjaniuk

Avec Agata Buzek, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Maciej Gąsiu Gośniowski, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cie slak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Dorota Kolak, Rafał Maćkowiak / Maciej Stuhr, Zygmunt Malanowicz, Monika Niemczyk, Maja Ostaszewska, Jaśmina Polak, Piotr Polak, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska

 

 

Du 13 au 16 novembre 2019 à 19 h 30

Durée 3 h 20

 

 

 

Chaillot – Théâtre National de la Danse

1 place du Trocadéro

75116 Paris

 

Réservation : 01 53 65 31 00

www.theatre-chaillot.fr

 

 

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