© Patrick Zachmann
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Partir de soi. C’est étrange, spécial, comme expression, dirait Éric Feldman, notre hôte. Partir de soi, sans se départir de ce qu’il est profondément. Réhaussant simplement avec un art subtil et consommé, art de l’acteur et de l’auteur, l’être et la pensée par les traits affirmés de la mise en jeu. L’autofiction comme véhicule d’un voyage immobile, où le temps se mettrait à défiler comme à travers la vitre d’un train en mouvement, voyage d’hiver où le sourire et la sainte idiotie de l’acteur brillent comme un soleil dans le froid et la noirceur de l’histoire du XXème siècle. Éric Feldman siège en vigie, avec son histoire familiale comme bagage et son humanité comme boussole. Le trauma en bandoulière et le rire en éclaireur. Il y a quelque chose de déplacé dans cet humour, pourrait-on dire, et peut-être est-ce ce déplacement qui, mystérieusement, est à même d’approcher la figure du mal sans la perpétuer, ni s’en faire à nouveau la victime. C’est un pas de côté, une perspective autre, sur ce qui reste inatteignable et pourtant n’en finit pas de développer, au présent, dans les psychés, sa ligne de faille : la Shoah. Cette appréhension, cette « enquête », comme Éric Feldman la désigne avec facétie, ne sera pas menée ex cathedra telle une vue de l’esprit, non plus debout ainsi que les règles du stand-up pourraient l’imposer, mais depuis l’assise basse d’un fauteuil en lattes de bois, solidement arrimé au sol de la salle Roland Topor. Et ce n’est peut-être pas un hasard si le premier morceau de sa playlist, en guise d’accueil, est un enregistrement de Thelonius Monk, génial pianiste et compositeur de jazz, homme de toques et de TOC. Compulsionnel, notre locuteur est en effet pris dans un flux de paroles, d’adresses, qui sont comme autant de glissements de terrain, chaque couche de signifiants se rompant sous l’affleurement involontaire d’un autre signifié, révélant in fine une sismique de l’indicible sous couvert des mots dits, chaque phrase, mot, creusant son propre gouffre, ployant sous le double sens, le non-sens, digressant, s’éloignant, rebroussant, rebouclant. Et butant, sur ce qui rebute, comme un caillou dans la chaussure du discours. Les mots en deviennent burlesques à la manière des corps du cinéma muet : empêchés, insensés, mis à vif, sonnant drôlement dans le tragique cours du monde, fuguant une insane fugue musicale tel cet entêtant « mon pote Pol Pot ». Surtout, les mots se mettent à douter en lui et en nous. C’est le grand effarement, masqué sous l’éclat de rire. L’horreur git sous les lettres. Il faut l’entendre cette voix prononcer cette parole fragile et virtuose à la fois, dont le déroulé est d’une grande liquidité et pourtant profondément chaotique, le flux des mots pareil à un sismographe enregistrant la musique de l’être comme s’il était parlé par un passé qui le dépasse en ne passant toujours pas. Le lapsus comme un chausse-trape où converserait Freud et Hitler. Le rire et le bouleversement se donnant étrangement rendez-vous à chaque nouvelle bifurcation, indémêlables. Dans le déraillement du dire grince l’Histoire comme une mauvaise blague. « La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ». Le langage découvre et se recouvre constamment et instantanément, comme une glaise sans cesse soulevée.
Le texte d’Éric Feldman avance par concentricités, en lui irrémédiablement nouées, mais de plus en plus larges jusqu’à embrasser l’Histoire, la modernité et nous-mêmes. On ne jouait pas à la pétanque au ghetto de Varsovie, mis en scène par Olivier Veillon, n’a rien du monolithe : les lumières de Sallahdyn Khatir modifient la profondeur de champ, modulent l’intensité lumineuse jusqu’à l’incandescence, formant de subtils passages entre des mondes intérieurs superposés qui habituellement s’ignorent. Rêves, séances analytiques, lectures, récits familiaux, aveux, forment les couches géologiques des mots sculptés, détourés, agglomérés. Œuvrant avec une infinie délicatesse et troublante légèreté, presque irréelle, le geste artistique les effleure, ces mots, les remue, et les soulève d’un souffle infime comme les feuilles tombées d’un arbre. Quelque chose de très beau a lieu : nous sommes emportés par le rire de la vie, et pourtant ce même rire aura creusé l’abîme sous notre pensée. Cet humour, ciselé dans le nu de la vie, chantourné dans la liberté de l’écart, telle une souveraine offrande faite aux morts comme aux vivants.
© Patrick Zachmann
On ne jouait pas à la pétanque au ghetto de Varsovie, texte et interprétation d’Éric Feldman
Mise en scène et collaboration à la dramaturgie : Olivier Veillon
Soutien amical à la dramaturgie et à la mise en scène : Joël Pommerat
Création lumière et espace scénique : Sallahdyn Khatir
Création sonore et régie générale : Louise Prieur
Du 27 novembre au 22 décembre 2024
(Du mardi au vendredi à 20h, samedi à 19h, et dimanche à 16h)
Durée 1h20
Théâtre du Rond-Point
2bis avenue franklin Roosevelt
75008 Paris
Réservation : 01 44 95 98 21
www.theatredurondpoint.fr
Tournée :
Le 31 janvier 2025
Théâtre des Bains Douches, Le Havre
Tél : 02 35 47 63 09
www.theatrebaainsdouches.fr
Le 4 février 2025
Théâtre de la Madeleine, Troyes
Tél : 03 25 43 32 10
www.la-madeleine-troyes.fr
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