© Danica Bijeljac
ƒƒ article de Denis Sanglard
« Je vais bien. Je ne dirai rien de plus. Je ne me relèverai pas. » Ainsi Ismaël, désormais mutique, se couche-t-il sur le bord d’un chemin au grand désarroi de ses proches dans l’incapacité à le déloger. On ne saura rien de ses motivations, aucune explication ne sera donnée à ce geste. Rien ne le fera se lever, ni s’exprimer. Pas même les parents déstabilisés devant cette détermination, cette rébellion soudaine et incompréhensible à leurs yeux. Cette attitude-là, radicale, cristallise bientôt les fragilités de chacun, les failles intimes et collectives. Ce n’est plus la famille qui est touchée mais l’ensemble de la société heurtée devant ce mystère qui la confronte à ses propres contradictions et démons. Objet soudain de curiosité, Ismaël interroge familles, amis, voisins, touristes venus là découvrir ce phénomène, les liens ténus qui nous relient, le vivre-ensemble soudain fragile et prêt d’éclater devant ce corps posé là, sur le bord de ce chemin. L’attitude intransigeante et le silence têtu d’Ismaël, cette transgression abrupte de l’ordre familial et social, révèle et catalyse brutalement la soumission à ce même ordre et cette violence enfouie en chacun et l’impuissance ou la capacité malgré tout à la révolte. Au fond ce qu’incarne Ismaël c’est bien ce devoir de désobéissance absolue, le refus de l’inéluctable et du déterminisme. A ses risques et périls et celui de la société.
Au commencement il y a des improvisations. Estelle Savasta a débattu longuement, une année scolaire, avec des adolescents sur le thème de la désobéissance, de la transgression. Matériel original et précieux déposé ensuite dans les mains des comédiens de sa compagnie, à peine plus âgés, avec lequel ils ont travaillés pour aboutir à ce texte. Qui, avec la sale crise que nous traversons, prend une drôle de résonnance… Pourtant nulle trace de Covid19 dans cette partition engagée, écrite avant la catastrophe. Mais on ne peut malgré soi, malgré tout, y songer, la traquer dans cette interrogation posée. Qu’en est-il justement, se demande-t-on, de la désobéissance aujourd’hui, en pleine pandémie ? Devant la catastrophe sanitaire qui voit les adolescents fracassés par une épidémie et une réponse politique qui restreint avec violence leur liberté. Pas de réponse ici, dans cette fable explosive. Mais la prémonition d’un état à venir, aujourd’hui exacerbé par ce virus. Et une déconstruction certaine, assurée, de nos préjugés adultes, de ce que nous croyions être pérenne et que ces adolescents interrogés remettent en question avec un bel aplomb, une belle impertinence. Estelle Savasta et ses comédiens ont respectés ce regard futé-là, cette parole donnée, cette inquiétude. Une mise à nue lucide et salutaire, acide, non sans humour parfois.
Estelle Savata met cela en scène sans esbroufe mais avec beaucoup d’assurance. Rien de révolutionnaire, rien de spectaculaire mais une grande fluidité, sans temps mort jamais, dans cette ronde qui se fait et se défait autour d’Ismaël. Une belle et sage simplicité qui laisse toute la place au texte, appréhendé par les comédiens avec un bonheur évident. Avec cette belle idée pas si bête que chacun à son tour prend la place d’Ismaël, se couche là au centre du plateau. Façon de dire que nous sommes tous, potentiellement, Ismaël…
© Danica Bijeljac
Nous, dans le désordre écriture et mise en scène Estelle Savasta
Musique Ruppert Pupkin
Scénographie Alice Duchange
Création lumières Romain de Lagarde
Costumes Cécilia Galli
Assisté par Aliénor Figueiredo
Musiciens guitares Benoît Perraudeau, violoncelle Thomas Dodji Kpade, trompette Hervé Michelet
Construction Olivier Brichet
Assistante à la mise en scène / Stagiaire Chine Modzelewski
Regard chorégraphique Mathias Dou
Avec Flore Babled & Chloé Chevalier (en alternance), Olivier Constant, Zoé Fauconnet, Valérie Puech, Damien Vigouroux
Représentation professionnelle donnée les 18 et 19 février au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses
Tournée 2021 :
30 et 31 mars Maison de la Culture de Bourges, scène nationale
7/10 avril MC:2 Grenoble
15/16 avril Nest-CDN de Thionville
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