ƒƒƒ article de Denis Sanglard
« Not I » / « Footfalls » / « Rockaby ». Trois pièces courtes de Samuel Beckett. Dans le noir absolu, une bouche flotte à quelques trois mètres du sol. Eructe, jacte. Bribes d’une conversation, flot ininterrompu d’une pensée, ressac d’une mémoire affolée, folle. Combien de voix en une seule, on ne sait. Dans le noir absolu, nous sommes suspendus à cette bouche fantomatique / Dans un rectangle de lumière, une silhouette pâle fait les cent pas. Des pas qui résonnent, étrange et sombre métronome funèbre. May veille sa mère agonisante. / Une vieille femme sur son rocking-chair se balance. Les souvenirs affluent entre solitude et deuil.
Magistrale. Une création d’une densité et d’une rigueur remarquable. Becket stricto-sensu. Sans être un travail de recréation, d’une fidélité absolue aux intentions de l’auteur, on retrouve néanmoins ce qui fait la toujours modernité, la radicalité de Samuel Beckett. Cette précision et cette rigueur, cette économie de moyen qui offre à l’acteur contraint une formidable liberté. Ce n’est pas le moindre des paradoxes mais Lisa Dwan donne ici avec toute la mesure de son talent inouï, ce que Beckett dans la contrainte formelle et radicale cherchait en l’acteur. Une entière disponibilité à l’œuvre. Non seulement au texte mais aussi à la mise en scène. Le résultat est bluffant. Lisa Dwan est totalement investie. Habitée. Héritière en cela de Billie Whitelaw pour qui les rôles furent écrits et que Samuel Beckett dirigea.
Dans « Not I », désincarnée, juste une bouche rouge vif, elle est cette voix, ces voix, suspendue là-haut. Qu’importe que nous ne comprenions pas tout, c’est la musicalité, le tempo qui importe. C’est une partition musicale extraordinaire où la voix envahit l’espace en son entier. Pas de silence, pas de respiration. C’est une longue logorrhée éructée, un murmure essoufflé parfois, un cri soudain, où la profération importe plus que le sens, où la profération fait sens. Cela ne dure que huit minutes mais ces huit minutes là, huit minutes d’apnée, vous stupéfie et vous renverse d’emblée. « Footfalls » enchaîne. Là encore c’est tout simplement du grand art. Pâle en robe blanche elle est May qui veille derrière la porte sa mère agonisante, avec qui elle dialogue. Peu de mouvement, quelques pas dans un rectangle de lumière et qui résonnent sourdement comme le tic-tac amplifié d’une horloge ancienne. Encore une fois c’est d’une densité et d’une tenue incroyable. Lisa Dwan n’est qu’attente, qu’angoisse feutrée. Il y a même quelque chose de magique, ou de sorcellerie, à entendre les deux voix qui, oui, semblent se couvrir l’une l’autre. Mais comment fait-elle, seule sur le plateau, se demande-t-on en écoutant ces voix qui sourdent, et dialoguent entre elles. D’où viennent ces voix qu’elle module incroyablement et qui sont l’expression de sentiments ténus et bouleversants. Comme si chaque nuance exprimée, avait sa voix propre. Rêve-t-on de les entendre se chevaucher ? Cela se confirme avec « Rockaby », berceuse funèbre, où sur son Rocking-chair se balance le personnage. Un lent va et vient entre apparition et disparition qui vous fait frissonner. Là encore Lisa Dwan joue de sa voix, encore différente des précédentes, qui semble ici surgir de très loin, d’un passé révolu, et brutalement vous glace quand s’arrête le Rocking-Chair sur un cri récurrent. Ce n’est plus une vieille qui se balance mais une toute petite fille qui hurle, qui appelle. Là soudain le temps se fige. C’est bouleversant, inattendu.
Lisa Dwan amène ces trois textes de Samuel Beckett à un point d’incandescence inouï. La musicalité et la voix qu’elle offre au texte, sur lequel elle s’appuie, lui permet également de s’en affranchir et d’aller au-delà de celui-ci. Comme si dans cette musicalité si subtilement nuancée, au-delà du verbe, au-delà même du sens, se révélait l’âme du personnage.
Not I / Footfalls / Rockaby textes de Samuel Beckett
Mise en scène de Walter Asmus
Assisant à la mise en scène, Mathew McFrederick
Scénographie, Alex Eales
Lumières, James Farncombre
Musique, Tom Smail
Son, David McSeveney
Avec Lisa DwanAthénée-Théâtre Louis Jouvet
Square de l’Opéra-Louis Jouvet
7 rue Boudreau
75009 Paris
Du 11 au 15 mars 2015, 20h
Dimanche 16hRéservations 01 53 05 19 19
www.athenee-theatre.com
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