© Thierry Ardouin, Tendance floue
ƒƒƒ article de Corinne François-Denève
Rares sont sans doute les projets qui peuvent se déployer ainsi sur la longueur, et avec autant de maîtrise. Grâce en soit rendue à leur initiatrice, et, une fois n’est pas coutume, aux institutions qui font le pari de soutenir cette création cohérente, rigoureuse, extrêmement située, et qui donc prend le temps, dans tous les sens du terme. Il est peu de dire la Compagnie Barbès 35, avec Cendre Chassanne comme cheffe d’orchestre, poursuit une ligne artistique claire. Nos films (saison 2) est en effet le mitan parfait d’un projet qui se joue sur trois années. L’idée est que, chaque année, formant un ensemble, trois spectacles s’enchaînent, parlant chacun d’un film. Trois spectacles en tout, et donc neuf, qui pourront au final se voir en triptyque, ou à la suite, en une sorte d’ennéade, en respectant toujours l’idée d’un théâtre de partage, vivant et convivial, avec pop corn et rupture du 4e mur.
Parler de films sans montrer d’images, leurs images, ou d’autres images, mais parler autour ou sur ces films, de ce que les films nous font, ont imprimés en nous, telle est la gageure de « nos » films, qui souligne bien la volonté d’appropriation du cinéma par le théâtre, ou à tout le moins par le personnage, ou le comédien, la comédienne en scène. L’écriture de plateau est ainsi prise en charge par l’acteur ou l’actrice, qui raconte « son » film, et tricotée ensuite par Cendre Chassanne. Le public n’a parfois pas vu le film, et ne sait pas alors de quoi « ça » parle : le film, absent, va se créer dans l’imaginaire du spectateur et de la spectatrice, qui va donc « se faire un film ». Alors le risque est de rester au bord de la route, incapable que l’on est de déchiffrer les clins d’œil au film. Ou bien le film va se dérouler sans anicroche, même si ce n’est pas le « vrai » film.
Nos films (saison 2) est encore un spectacle en maturation, encore un peu inégal, mais qui trouve à mesure sa force, les trois spectacles s’enchaînant dans une ascension tout à fait bienvenue. Le premier spectacle, sur Une femme sous influence, semble encore un peu inabouti, mais reste touchant dans sa maladresse même, comme si la comédienne, Pauline Bolcatto, était restée pétrifiée d’admiration devant le film culte de Cassavetes, et surtout son actrice, Gena Rowlands (et comme on la comprend). Ainsi, Pauline Bolcatto rejoue des scènes-clés, surcharge parfois de paroles son texte, parfois fait disparaître le verbe pour faire jouer le seul corps, reprend ici où là l’usage quasiment opératique de la musique par Cassavetes (le Lac des cygnes, présent dans le film, mais aussi la Waltz Masquerade, aussi présente dans un autre spectacle de fou, La Gioia de Pippo Delbono) – les approches se juxtaposent, laissant quelquefois le public dubitatif.
Plus convaincant est le beau spectacle, si tenu, de Cécile Leterme : poétique et chantante, cette évocation du Mariage de Maria Braun fait cohabiter avec harmonie Rammstein et Louis Aragon. Leterme, reine de cabaret ou clone de Nina Hagen (certain.e.s pourraient crier au cliché) habite parfaitement son spectacle, magnifiquement éclairé, façon Kammerspiel. Son interview avec Rainer Werner en personne, façon « je suis Fassbinder » (et pas très content) est également fabuleusement réussie.
Enfin, formidable est le spectacle de Cendre Chassanne, confrontée à Shining. Il s’agit en fait pour Chassanne de raconter comment elle va voir le film… et finalement va ne jamais réussir à le voir, entre émerveillement initial (jolies descriptions de l’enthousiasme que provoque la beauté des visuels du premier temps du film) et terreur panique à base de mauvaise foi, ou de choses plus importantes à faire, comme regarder les jambes fuselées du compagnon d’alors. Chassanne réussit le pari de parler du film en le faisant voir, et en faisant naître dans son public une complicité mâtinée de perversion, tant on attend les images affreuses, comme au grand-guignol. Autobiographique et hilarante, la séquence rend aussi un très bel hommage à la résilience d’une actrice maltraitée, Shelley Duval, et délivre un message politique fort.
Parler au théâtre au cinéma. On parle ici d’engagement des corps, mais aussi d’une économie de moyens voulue : un micro sur pied, deux mandarines, une table, un peu de lumière, une gélate rouge, deux, trois robes, une casserole et du ketchup, et le tour est joué, on a l’impression que les saltimbanques arrivent pour monter un drap ou une tente, et faire du théâtre, ou du cinéma.
© Thierry Ardouin, Tendance floue
Nos films (saisons 2) : mise en scène, accompagnement et direction d’acteur Cendre Chassanne
Conception, écriture et réalisation : un projet de la compagnie Barbès 35
Textes et jeu : Nathalie Bitan, Pauline Bolcatto, Simon Bourgade, Cendre Chassanne, Isabelle Fournier, Jean-Baptiste Gillet, Carole Guittat, Cécile Leterme, Stéphane Szestak
Lumières : Cendre Chassanne & Fabrice Blaise
Création sonore : Roudoudou
Régie son : Édouard Alanio
Saison 1 – Création 6 et 7 mars 2019 à l’atheneum à Dijon
Carole Guittat > L’argent de poche / François Truffaut 1976
Isabelle Fournier > Ponette / Jacques Doillon 1996
Nathalie Bitan > Sans toit ni loi / Agnès Varda 1985
Saison 2 – Création 13 février 2020 à l’atheneum à Dijon
Pauline Bolcatto > Une femme sous influence, John Cassavetes
Cendre Chassanne > Shining, Stanley Kubrick
Cécile Leterme > Le mariage de Maria Braun, Rainer Werner Fassbinder
Saison 3 – Création été 2020
Simon Bourgade > La meilleure façon de marcher Claude Miller
Jean-Baptiste Gillet > Dupont Lajoie Yves Boisset
Stéphane Szestak > La mort aux trousses Alfred Hitchcock
Durée pour chaque saison : 2 h avec entractes popcorn
Vu le 13 février à l’Atheneum de Dijon
Atheneum
Centre Culturel de l’université
de Bourgogne
BP 27877 – 21078 Dijon Cedex
T+03 80 39 52 20
http://atheneum.u-bourgogne.fr
Tournée (saison 2)
Vendredi 21 février 2020 à 20 h
Cinéma et Théâtre de Tonnerre (89)
Jeudi 30 avril
Théâtre Berthelot – Jean Guerrin Montreuil (93)
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