© J.M. Chabot
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Réconciliation des deux Corée. Eun-Me Ahn est de retour. Après une opérette extravagante d’inventivité, Princess Bari, en 2013, qui nous la faisait découvrir, puis une formidable trilogie, toujours aussi pop et colorée, qui auscultait la société coréenne avec toujours pour interrogation et focale le corps, celui porteur de mémoire des femmes âgées (dancing with Grand Mother), celui sous haute pression sociale des adolescents (Dancing Teen Teen), celui enfin des flottants quadragénaires ( Middle-Aged Men), elle regarde aujourd’hui au-delà de la frontière et jetant un pont entre les deux Corée, observe le pays du Nord voisin pour y trouver non leur différence, mais ce qui les rassemble, au-delà du clivage politique. Ce qu’elle reprend là et métamorphose subtilement c’est tout le répertoire des danses du nord. Parade militaire, danses de combats, danse des éventails… Malgré la rhétorique qui les sous-tend, au service d’un régime totalitaire, mais débarrassée ici de son contexte, évidée de son sens, et avec l’impertinence joyeuse qui caractérise Eun-Me Ahn, c’est un même corpus de mouvement, entre sud et nord, qui se dessine et se décline. Eun-Me Ahn réussit là une synthèse sans rien perdre de son style propre, toujours aussi chamarré et bondissant. Parce qu’il y a là un fond commun, une même racine profondément ancrée, la danse traditionnelle coréenne. Qu’elle ait évolué de part et d’autre de la frontière, mise au service d’un régime forclos ou ouverte à la modernité et au monde, les mouvements révèlent au final une identité culturelle commune affranchie de tout contexte politique ou apport extérieur. Et c’est cela que débusque Eun-Me Ahn, qu’elle offre ainsi à découvrir avec son style pimpant, inimitable et reconnaissable entre tous. Eun-Me Ahn procède par collage puis, par glissement multiplie les variations et brouille ainsi les cartes jusqu’à faire une synthèse libre de toutes contraintes. Il n’y a plus de sud ni de nord mais un même territoire recomposé, uni par la danse, vecteur commun d’une culture scindée en deux par l’histoire mais aux liens ténus, tenaces et solides. A l’image du costume traditionnel, le Hanbok, qu’elle décline ici aussi jusqu’à le déstructurer et l’ajourer. C’est d’ailleurs un peu ça la danse d’Eun-Me Ahn, comment déstructurer la danse, la mettre à plat, en exposer les coutures, remonter le tout en multipliant les variations avec cet art unique du décalage ludique et toujours pertinent… Marche militaire, pas cadencé et martial, parade en uniforme flamboyant couleur or qui très vite se transforme en un joyeux ballet glissant et bondissant. Danse de combat qui glisse très vite aussi à l’acrobatie et au cirque. Chorégraphie et variation autour de la danse des éventails dévolue traditionnellement aux femmes qu’ici les hommes pratiquent comme à la parade… Et puis cet instant fragile d’une danse traditionnelle en groupe, dans un silence total et absolu, instant suspendu où bras et mains déliés, pas menus et léger sur talons et pointes, troncs maintenus, vous époustoufle, vous touche de par sa simplicité et sa précision, sa grâce. Là, point de nord ni de sud mais une même et unique géographie dessinée par les corps en harmonie. En contrepoint de l’exubérance pop, explosive, ordinaire d’Eun-Me Ahn qui démontre là que sous les couleurs franches, les paillettes et le strass, les sourires, les sauts, l’apesanteur, qui pourraient masquer aux yeux de certains la danse, il y a bien une profondeur et un mouvement précis et savant, une vrai réflexion sur le geste comme vecteur et révélateur d’une pensée individuelle et collective. Eun-Me Ahn cependant sait griffer sous les couleurs acidulées. Ici soudain une danseuse comme une poupée mécanique, reflet de ce que peut être aussi la danse en Corée du Nord, une mécanique de propagande parfaitement huilé… Utopie rêvée, Eun-Me Ahn va jusqu’à imaginer un tableau de réconciliation ou les mains tendues, de part et d’autre du plateau argenté soudain scindé en deux, happent doucement et avec hésitation, timidité les corps pour une danse scellant une nouvelle (ré)union. C’est une création qui peut dérouter par son aspect en apparence folklorique ce qu’elle n’est pas. Mais ce qui à nos yeux d’occidentaux mal dégrossis tient du folklore est pour les Coréens l’affirmation d’une identité, et ici particulièrement pour Eun-Me Ahn dans cette volonté ferme de démontrer qu’entre les deux Corée, hors de la politique, rien sans doute n’est irréconciliable.
© J.M. Chabot
North Korea Dance chorégraphie, direction artistique, costumes et scénographie Eun-Me Ahn
Musique Young-Gyu Jang
Création lumières Jin-Young Jang
Vidéo Jinwon Lee
Avec Eun-Me Ahn, Hyosub Bae, Donghun Go, Jihye Ha, hyekyoung Kim, Jeeyeun Kim, SeunghaeKim, Eisul Lee, Hyunwoo Nam, Sihan Park, Juyoung Shim
& la musicienne Soon-A Park
Du 19 au 23 février à 20h
Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses
75018 Paris
Réservations 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com
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