La mort d’Empédocle © H. Bellamy
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Selon la leçon bressonienne, le cinéma est avant tout affaire de montage, les images ne prenant leur véritable sens que dans leur association, déployant ainsi une compréhension, en filigrane, nouvelle et subtile du monde par cet inconscient et cet invisible qui relient deux séquences distinctes. En composant Monde neuf par le montage d’un chapitre du Château de Kafka suivi de La mort d’Empédocle (3ème version) de Hölderlin, Bernard Sobel n’agit pas autrement : les deux textes, comme des fragments emboîtés, se mettent à dialoguer faisant se réfléchir leurs énigmes et leurs questions ouvertes. Pièces à part, avec l’acuité et la fragilité de leur inachèvement, Monde neuf les prend à partie, et recompose un tout.
Monde neuf est la potion amère et entêtante, propre à saisir l’errance et l’aveuglement d’une époque. Ce double déplacement dans la prose de Kafka et dans les vers d’Hölderlin nous transporte vers un passé qui agirait comme un pays lointain, comme une origine qui recèlerait les vérités dont notre présent a perdu conscience. Dans le roman inachevé de Kafka, l’arpenteur K. se trouve ironiquement incapable de mesurer l’agencement sans fin des règles balisant le fonctionnement et l’organisation sociale du village gouverné par les messieurs du château. Le récit que lui fait Olga de la disgrâce de sa famille, après que sa sœur Amalia ait refusé les avances grossières et injurieuses de Sortini, un fonctionnaire du château, révèle l’incommensurabilité morale qui régit étrangement cette société. Cheminant dans cette pensée à la rationalité monstrueuse, c’est tout une causalité, autrement dit tout une fiction structurante, qui s’explicite. Il faut voir et entendre comment cette histoire se dévoile à travers les mots d’Olga et les difficultés de K. à les comprendre, comment cette fiction s’étend progressivement tel un nuage noir, épais, étouffant, gagnant les esprits, tassant les corps, les visages défigurés dans l’effort du pénible raisonnement. Quelque chose de pénétrant, de « totalisant », comme une logique insensée, qui nous échapperait et qui pourtant progressivement colonise l’imaginaire et la pensée. Valentine Catzéflis excelle à faire entendre le dépliement de ce texte aux milles nuances et implications, où l’impensable devient réalisable, où l’injustice devient justice. Le monde est un monde de croyances, nous dit Kafka, le juste et l’injuste ne sont que les valeurs changeantes de l’acceptable et de l’inacceptable au rythme des époques. L’horrible devient plausible.
Il y a de l’âpreté, c’est certain, dans cette première partie mais une honnêteté infinie qui séduit dans l’adresse. Arte povera d’un théâtre spartiate exhibant ses seuls murs noirs, les acteurs et le texte y sont portés à cru. Par cette radicalité, Monde neuf instille un rapport qui s’apparenterait presque à celui de la performance.
Parler de La mort d’Empédocle tel qu’il advint ce soir-là est de l’ordre de l’impossible. Ce fut comme si le poème qui est lui-même l’au-delà des mots nous avait transporté au-delà du théâtre. Une libération physique, un emportement de l’âme comme une immense respiration, régénérative. Une expérience intime, sacrée. A fendre la pierre. Comme le matin suit la nuit, la poésie lumineuse d’Hölderlin portée par l’extraordinaire Matthieu Marie emplit tous les possibles de la vie, y compris sa fin choisie. Ce chant vital, comme une fière et festive et irréductible vibration, affranchie des fictions et idéologies qui mortifient l’existence. Et c’est peut-être là que sourd ce monde neuf dont Charlot serait le fringant prophète. Monde neuf ou temps modernes, marqués du sceau de l’inachevé à l’instar du poème dramatique d’Hölderlin :
« Monde neuf
…
Mais où est-il ?
…
Pour qu’il vienne conjurer l’esprit vivant ».
Le Secret d’Amalia © H. Bellamy
Monde neuf, textes de Kafka et Hölderlin
Mise en scène : Bernard Sobel
En collaboration avec Michèle Raoul-Davis et Daniel Franco
Le Secret d’Amalia, un chapitre du Château de Franz Kafka
D’après la traduction de Jean-Pierre Lefebvre (La Pléiade. Ed. Gallimard).
Adaptation : Annie Lambert
La mort d’Emplédocle de Friedrich Hölderlin. 3ème version
Une revisitation des traductions disponibles en français a été nécessaire pour cette mise en scène.
Avec Valentine Catzéflis, Arthur Daniel, Matthieu Marie, Mathilde Marsan
Scénographie : Jacqueline Bosson
Son : Bernard Valléry
Lumière : Jean-François Besnard
Les 20, 21, 22, 27, 28 et 29 janvier 2022, et les 05, 10, 11, et 12 février 2022 à 20 h
Durée : 2 h 10
Théâtre du 100 – Établissement Culturel Solidaire
100, rue de Charenton
75012 Paris
Tél. +33(0)1 46 28 80 94
https://100ecs.fr
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