Critiques // « Mon cœur caresse un espoir » de Valérie Antonijevich à l’Epée de Bois

« Mon cœur caresse un espoir » de Valérie Antonijevich à l’Epée de Bois

Mar 31, 2010 | Aucun commentaire sur « Mon cœur caresse un espoir » de Valérie Antonijevich à l’Epée de Bois

Critique de Bruno Deslot

« Vichy, un passé qui ne passe pas » (1)

S’inspirant du Journal de Léon Werth qui livre un témoignage accablant sur la France de Vichy, Valérie Antonijevich donne la parole à ces français ayant vécu sous l’Occupation.

Entre fragments de vies de ces gens simples, en proie au mécanisme pernicieux de la guerre et une parole brute, livrée comme un secret, Valérie Antonijevich exhume les restes d’un passé qui ne passe pas. Une intense lumière dessine les contours de l’inavouable, de l’indicible et de l’attente de ces gens qui ne savent pas et vivent, bon gré mal gré, leur quotidien rythmé par une actualité à peine palpable, bien souvent relayée par la rumeur et exacerbée par l’inquiétude. Des histoires de gens ordinaires s’enchaînent dans le silence et le trouble d’un contexte politique qui manque de lisibilité pour ses contemporains. Une scène épurée, débarrassée d’un décor inutile qui pourrait obstruer la parole, libère le poids de l’incertitude pour ces gens oscillant entre aliénation et liberté. Les interrogations sont nombreuses, les peurs saisissables, les confrontations parfois inéluctables et ce sentiment oppressant d’une force obscure dirigeant les opérations malgré tout et en dépit du reste, lève le voile sur une parole rendue aux gens simples qui ont vécu une période douloureuse et humainement déchirante. Mis en difficulté par les évènements, les personnages se révèlent au public en livrant un témoignage poignant.

Un homme affairé à couper du bois, échange quelques phrases lapidaires avec un autre évoquant ses interrogations à propos de la présence allemande sur le territoire. L’épouse dévouée et bienveillante, tente de calmer le jeu dès lors que le ton monte. Les commerçants s’inquiètent à propos d’un contexte politique qui leur est défavorable. Paysans et ouvriers s’affrontent dans le tumulte de leurs engagements, la faim au ventre. Le pain se fait rare, les dénonciations nombreuses et les opinions divergent, troublées par l’incertitude. Faut-il collaborer pour survivre et manger à sa faim ou rester dans l’ombre des tractations gouvernementales afin de conserver son intégrité ? Les corps s’animent, se rencontrent, s’affrontent avec toujours plus d’acuité afin de mettre en perspective la fragilité des rapports humains dans un déchirement vacillant entre peurs, courages, individualité et solidarité.

« Le goût de l’archive » (2)

Fruit d’une rencontre entre le Journal de Léon Werth et les archives départementale de Franche-Comté, Valérie Antonijevich donne corps à des sensibilités représentatives d’une période si délicate à traiter que celle de l’Occupation. Largement inspirée par la révolution Paxtonienne, l’auteur restitue dans son travail, la part du témoignage de ces gens qui ont vécu en France pendant la période pétainiste. Elle construit une oeuvre sur la mémoire et non un devoir de mémoire, thème éculé et vastement consensuel qui n’a d’autres ambitions que de satisfaire les attentes du potentat local et de conforter l’opinion publique dans une forme de déterminisme. Antonijevich tisse, avec une grande intelligence, la fragilité d’un ouvrage qui repose avant tout sur le point de vue, recoupé sans cesse par des sources qui invitent à la réflexion. En fond de scène, des phrases de Pétain, Von Ribbentrop ou Goebbels, sont projetées sur le mur de la salle du théâtre, se faisant l’écho des incertitudes qui hantent les protagonistes du drame et mettent en regard des points de vue opposés. La voix de Léon Werth, investissant l’espace en off, parachève ce paysage du doute et de la compromission grâce à la mise en voix et en espace d’une réalisation nuancée et réfléchie. L’Occupation est démystifiée, les cartons d’archives s’offrent au public dans l’unique expérience de l’intime, du réel et de l’instantané. On verse très rapidement dans une histoire des sensibilités, si chère à Alain Corbin, édifiant des fragments de vie sur les fondations de l’éphémère, de l’humain qui construit ce temps hors du temps, transcendé par un procédé théâtral d’une puissance étonnante.

De part et d’autre de la scène, deux panneaux sur lesquels des vêtements d’enfants, de femmes et d’hommes sont arrimés, peints et presque en mouvement, servent de paravents à chaque coulisse que les comédiens rejoignent après chaque scène, pour s’y changer et assister, dans l’obscurité du doute, la sédition ténébreuse, au spectacle de leur quotidien. Investissant l’espace scénique à l’état brut, ils construisent des micro espaces en utilisant très peu d’objets qui se subordonnent à une parole livrée dans l’urgence, une émotion partagée et fragile que les évènements bouleversent sans cesse. Une table, deux chaises et voici un couple qui, autour d’un café, tente d’échanger à propos de leur quotidien. L’homme inquiet par la lecture de la presse est passablement distrait par son épouse qui lui rapporte les frasques du voisinage qui bientôt ne feront plus l’objet de simples commérages, mais de dénonciations ! Les hommes boivent, chassent les collabos, prennent le fusil pour tenter, en vain, de résister à l’envahisseur. Les échanges sont lapidaires mais d’une remarquable densité, ils gagnent en puissance à mesure que la chronologie esquisse ce jeu de bascule qui s’opère entre une France libre et occupée. La voix de Léon Werth, projetée en off, constitue la trame de ces témoignages épars, esquissant la chronologie du désespoir, relayée par ces phrases qui s’affichent sur le mur du théâtre. Là encore, la scénographie s’inscrit dans une démarche historienne en recoupant les sources qu’elle théâtralise avec un sens de l’esthétisme étonnant. Les points de vue se confrontent, entrent en collision tout comme ces archives sorties des cartons et que l’on doit traiter à l’état brut, nécessitant patience et persévérance pour parfois, voir surgir l’inattendu : « une archive inattendue, hors du champ qu’on s’est donné, vient bousculer la monotonie de la collection. Différence bavarde ou suggestive, elle offre par sa singularité une sorte de contre-poids à une série entrain de s’établir. Elle divague, diverge, ouvre sur de nouveaux horizons de connaissance, apporte quantité d’informations qu’on ne pouvait guère espérer dans le flot habituel du dépouillement. » Arlette Farge (3).

C’est dans ce flot inhabituel du dépouillement que Valérie Antonejevich a su puiser pour faire jaillir toute la force dramatique d’une réalisation d’une grande théâtralité. Les comédiens maîtrisent ce sens du collectif et proposent un jeu d’une justesse confondante, ne jouant jamais sur la corde du sensible ou de la facilité. Faisant don de leur corps dans une mise en mouvement qui scinde les dialogues, ils s’engagent sans concessions dans une création ambitieuse et talentueuse. Ils restituent, avec une profonde humanité, les personnages d’une époque sensible avec singularité, engagement et conviction.

Pari gagné pour toute l’équipe artistique dont la production, même si elle mériterait quelques coupures, est une oeuvre qui gagnera en puissance au fil des représentations.


  1. Eric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Flammarion.
  2. Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Paris, Le Seuil.
  3. Ibid

Mon cœur caresse un espoir
Création, conception et mise en scène : Valérie Antonijevich
Avec : Yves Buchin, Jeanne-Maria Garcia, Frédéric Jeannot, Aristide Legrand, Toma Roche, Nadja Warasteh
Chorégraphies : Yano Iatridès
Scénographie, lumières : Stéphane Vérité
Création sonore : Benjamin Chevillard
Assistante à la mise en scène : Charlotte Rey

Du 30 mars au 25 avril 2010

Théâtre de l’Épée de Bois
Cartoucherie, Route du Champ de Manoeuvre, 75 012 Paris
www.epeedebois.com

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