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Molly, d’après Ulysse de James Joyce, mise en scène de Pascal Papini au théâtre Les Déchargeurs

Oct 07, 2019 | Commentaires fermés sur Molly, d’après Ulysse de James Joyce, mise en scène de Pascal Papini au théâtre Les Déchargeurs

 

 

© Sébastien Marchal

 

 

ƒ article de Nicolas Thevenot

Il y a des textes qui offrent de prodigieuses résistances, d’inépuisables réserves de pensées et de littérature. De quoi tenir le siège d’une vie. Ces textes sont des phares, nous guident et paradoxalement semblent inaccessibles. Ulysse de James Joyce en fait notoirement partie. Nous l’avouerons tout de go : nous ne l’avons pas lu. Mais cela ne saurait plus tarder : nous avons acheté l’immense ouvrage à peine sorti de Molly présenté au théâtre Les Déchargeurs. Ce n’est pas la moindre des qualités pour un spectacle que de créer une telle nécessité.

Molly Bloom est l’épouse de Léopold Bloom, personnage dont Joyce nous fait suivre les pérégrinations dans les rues de Dublin tel un avatar d’Ulysse à l’aube du XXème siècle. Pour Molly, Joyce invente dans son 18ème et dernier chapitre (intitulé Pénélope) un prolifique et déroutant monologue intérieur constitué de huit longues phrases libres de toute ponctuation. Une pensée fleuve dont le flux tourmenté semble intarissable. Ricochant d’une idée à l’autre, glissant d’un état à un autre, Molly file le temps passé et à venir, à l’aune d’un sexe qui ne s’en laisserait pas conter par les hommes. Dans cette nuit sans sommeil, Molly laboure le champ de sa psyché où affleurent les couches les plus profondes, intimes et sexuelles, de son existence. Une parole à soi et pour soi, insoumise, affranchie du regard des autres, des hommes.

Sur le plateau des Déchargeurs, une chambre à coucher, avec une légère impression de guingois, semble rompre les lois de la perspective comme dans un tableau de Van Gogh. La scène a quelque chose de ramassé, et en même temps d’étiré, une subtile dislocation de l’espace. Espace physique et a priori espace mental. Y contribuent le sol en damier noir et blanc, ces miroirs sans cadre suspendus côté jardin, maculés de vieillesse, où le reflet est troublé par la matière, et puis surtout, au fond du plateau, ce lit orienté de profil, occupé tête-bêche par Molly et Léopold. Léopold, englouti sous les draps, aux dimensions monstrueuses.

Le metteur en scène et la comédienne ont clairement identifié le danger qui guette un tel texte : celui de l’incarnation. Incarner conduirait à oblitérer les potentialités infinies de ce chant par une appropriation forcément réductrice, qu’elle soit d’ordre psychologique ou qu’elle cherche trop à affirmer son personnage. Cette matière littéraire signe, sous la plume d’un homme, l’éclosion du monde féminin, d’une chair jusque-là réduite au silence. Le sous-titre du spectacle est d’ailleurs : Je suis la chair qui toujours dit oui. Glissement d’un prénom, une subjectivité, une incarnation (Molly) vers une matière, indistincte, source de toutes les sensations, medium de l’être au monde. Chloé Chevalier, interprète de ce texte, possède une voix qui est justement matière, terreuse et caillouteuse, un timbre qui donne son pesant de réel aux mots de Joyce. Et cette capacité virtuose à déplacer la pensée à la vitesse d’un ricochet (même si l’on regretterait qu’il n’y ait pas plus de trous de silence dans sa partition).

Malheureusement, si l’interprétation évite le plus souvent le travers de l’incarnation, les choix de mise en scène et de lumière y participent de bout en bout rendant difficile la pleine réception du texte. La lumière trop puissante efface toute incertitude, indécision, à ce que l’on voit et entend et donne à la situation – cette chambre occupée – une visibilité trop univoque pour accueillir les débordements du texte, renvoie le texte à un naturalisme qui n’est pas de mise. Évente même le secret de polichinelle caché dans le ventre du lit, bien avant que n’ait lieu sa révélation. De même les quelques jeux de scène dans cette ambiance lumineuse n’opèrent rien sauf à simplifier le texte. Et peuvent même induire à plusieurs reprises une adresse directe au public : un contresens selon nous.

En assistant à ce spectacle, on expérimente sensiblement qu’un texte donné ne peut s’entendre qu’à travers une optique qui lui est bien spécifique, optique qui consiste en la mise au point de tous les artifices du théâtre (lumière, mise en espace, son, corps, etc.) au regard de ce texte. Si ce spectacle y échoue souvent, il trouve toutefois cette juste perspective à plusieurs reprises, soulevant cette distance idéale pour être traversé par le texte, par cette matière dans sa toute puissance. Il s’agit toujours de ces moments où le texte nous est indirectement adressé : ainsi, les positions de profil dans le lit fonctionnent parfaitement dans ce proche lointain du fond de scène, corps se redressant et éructant, se recouchant puis repartant dans une nouvelle logorrhée, produisant un corps marionnette (à la Beckett) ou au contraire, lorsque la comédienne est en bord plateau dans une proximité telle qu’elle en devient métamorphosée, trop proche pour permettre une « mise au point » naturaliste, créant l’impression du surgissement d’un phasme sur une vitre, épinglé par l’intensité d’une lumière.

À un autre instant, alors que Chloé Chevalier est allongée et que ses paroles échevelées fusent en tous sens, le visage pris dans un profil de traviole, ce visage se mit à échapper aux lois de l’anatomie et prit cet aspect caractéristique des portraits de Picasso. On touchait alors à l’essence de Molly, cette chair faite parole.

 

 

© Sébastien Marchal

 

MOLLY, texte de James Joyce

Mis en scène par Pascal Papini

Traduction Tiphaine Samoyault

Adaptation Chloé Chevalier, Pascal Papini

Lumières Erick Priano

Décors Erick Priano

Avec Chloé Chevalier

 

Du 1er au 19 octobre 2019

Du mardi au samedi à 19 h

 

Durée 1 h 20

 

 

Les Déchargeurs

3, rue des Déchargeurs

75001 Paris

 

Réservation +33 1 42 36 00 50

www.lesdechargeurs.fr

 

 

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