© Jean-Louis Fernandez
ƒ article de Paul Vermersch
Melancolikea vient explorer dans une forme assez hybride les affres du capitalisme néo-libéral à son degré le plus aigu en venant dresser un portrait satirique de la grande surface éponyme. C’est en tout cas ce qu’on pressent du projet, car en réalité au plateau cet objectif n’est pas si net, et le spectacle finit par s’égarer dans la multiplication des artifices et des effets.
S’ouvrant sur un décor archi-naturaliste qui nous fait plonger directement dans les salons d’exposition d’Ikea (le raffinement de la scénographie va même jusqu’à étiqueter chacun des objets présents au plateau comme c’est le cas dans cette grande surface), Melancolikea n’est pas pour autant un spectacle réaliste. Si effectivement un grand soin a été apporté à la reproduction du magasin au plateau, la zone de repos des employés occupe la scène, à cour, dans la plus grande convention théâtrale c’est-à-dire parfaitement à vue, sans mur ni porte. Une sorte d’îlot de théâtralité dans une atmosphère hyper-concrète qui semble ne pas avoir été pensé, ou du moins un frottement qu’on ne réussira pas à faire parler et qui ne viendra jamais travailler la fable dans son déroulé. Et ce premier détail qu’on découvre en entrant en salle est assez programmatique du reste de la pièce, la théâtralité paraît comme ne jamais être interrogée, on attend du public qu’il crédite à la fois le naturalisme de la grande surface et du jeu de certains acteurices mais aussi les accès de fantaisie (lorsqu’un arbuste mexicain se met à traverser tout seul le plateau par exemple). Le code théâtral auquel on nous demande d’adhérer est en fait très imprécis et on finit par se perdre dans tous ces niveaux de réalité qui s’équivalent. Un sentiment de flou qui traversera la pièce et qui perdurera alors qu’on découvre la vie souterraine du grand magasin, les relations entre les employé.es, leurs moments de faiblesse dans la salle de repos, etc. La question demeure : à quoi est-on réellement invité.es au plateau ?
On sent bien la tentative pourtant : dans une sorte de grand collage de scènes plutôt courtes des vendeur.euses de chez Ikea frôlent des états limites, des crises de nerfs, se mettent à profiter du lieu vaguement cossu pour jouer entre eux des moments que leur vie ne leur offre pas (deux employé.es rejouent les crises d’un couple qu’ils ne forment pas dans le faux salon d’exposition plusieurs fois tout au long de la pièce). Montrer, par la fresque, l’abrutissement d’un rythme de travail strict et deshumanisant, et y faire advenir la faille, le dérèglement, le bizarre, le rêve, c’est ce que finit par surligner à traits franchement pas fins le spectacle. Les conversations des employé.es sont volontairement pétries de clichés – ce qui en soit pourrait être un projet à part entière – mais ces stéréotypes ne sont que convoqués, ne sont jamais ni dépassés ni renversés ni déformés ni traités, en somme. Les archétypes nous sont présentés à travers toutes sortes de gags plus ou moins drôles (codes de jeux très composés, des moments presque clownesques) mais rien de personnel ne se dégage des figures de ces vendeur.euses qui auraient pourtant sûrement quelque chose de concret à dire, vu leurs conditions de travail. Et même, dans le cas où ils n’auraient effectivement plus rien à raconter, étant complètement « broyé.es par le système », il serait difficile de croire à la résolution scénique de leur humanité, réduite à des stéréotypes un peu frivoles. À croire cette pièce, les gens qui travaillent chez Ikea seraient des pantins un peu gnangnans, incapables de communiquer les uns avec les autres. Leurs réactions brusques, irraisonnées et excessives font, certes, rire le public, mais ont plutôt l’air d’avoir été accolées depuis un regard extérieur un peu classiste que d’émaner véritablement de leur situation. Dans un théâtre qui reste quand même largement fréquenté par un public bourgeois, entendre la salle s’égosiller de rire devant les poèmes maladroits d’un employé qui s’essaie au haïku sur son temps libre, ou la misère sentimentale et affective d’une vendeuse à qui on a donné tous les traits d’une psychorigide, a de quoi glacer un peu. Et sentir que le propos a été organisé pour générer ce ridicule laisse, alors qu’on sort de Melancolikea, un sentiment de malaise.
La forme ne raconte pas la critique qu’elle semble prôner, elle fabrique plutôt des effets. Moment de chanson, rupture du quatrième mur, chorégraphie spontanée, si l’on note tous ces choix qui nous apparaissent comme du spectaculaire gratuit c’est sûrement parce qu’ils ne nourrissent rien d’un propos ou d’une esthétique. Des manières de relancer l’énergie au plateau, de faire rire la salle, mais qui construisent une dramaturgie un peu bancale et superficielle. Comme on ne sait pas tellement à quoi on assiste, comme le degré de réalisme n’est pas choisi, la « bascule » vers l’espace du rêve (avec un tremblement de terre, cette plante vivante qui se balade un peu partout, une pluie furieuse qui tombe sur l’entrepôt) n’opère pas : impossible d’être emmené ailleurs si on est nulle part. Et lorsqu’après une sorte de thérapie de groupe menée par l’un des employés tous les interprètes renversent silencieusement le décor dans un geste finalement tellement peu subversif, tellement peu intense, tellement pris dans le symbole, on est presque content de comprendre que c’est la scène de fin.
© Jean-Louis Fernandez
Melancolikea, comment meubler sa peine, écrit et mis en scène par Maïanne Barthès
Collaboration artistique : Estelle Olivier
Scénographie : Camille Allain-Dulondel
Costumes : Françoise Léger
Son : Clément Rousseaux
Lumière : Aurélien Guettard
Régie générale : Nicolas Hénault
Musique : Alain Feral
Construction des décors dans l’Atelier de La Comédie de Saint-Étienne, CDN
Du 09 au 18 avril 2025
Durée 1h30
Théâtre des Célestins
4, rue Charles Dullin
69002 Lyon
Réservations :
https://www.theatredescelestins.com/fr/programmation/2024-2025/celestine/melancolikea-comment
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