© Vincent Pontet
f article de Denis Sanglard
Médée la transgressive, défiant les dieux, se vengeant des hommes et commettant l’irréparable, l’irreprésentable. De la douleur à la fureur, c’est la naissance du monstre par l’affirmation d’un acte monstrueux, à la fois destruction radicale et réappropriation d’une identité où la barbare, l’étrangère, redevient la colchidienne et la magicienne, petite fille d’Hélios, le soleil. Acte de vengeance et de passion, et naissance d’un mythe.
Tout commence par un cri, qui contient là Médée tout entière. Avant même qu’elle n’apparaisse, ce long cri glaçant réitéré annonce la tragédie à venir. Mais la tragédie ici est double. Il y a celle d’Euripide, le drame, et celle de Lisaboa Houbrechts, une mise en scène qui ne parvient pas à se hisser à la hauteur du mythe et de ses profonds enjeux. On songe au « si seulement » que répète la nourrice, joué avec délicatesse et désespoir par Bakary Sangaré. Oui, si seulement la mise en scène avait su privilégier davantage le fond plus que la forme, cette dernière entrant comme par effraction, en force, dans un texte qui, dans sa rigueur implacable et performative, ne permet pas ou si peu un tel emboitement de métaphores et de signes qui l’ombrent, l’encombrent plus qu’ils ne l’éclairent.
La tragédie est affaire de sidération, le meurtre des enfants en est ici l’acmé, une résolution farouche et violente par le sang d’une affaire aussi bien intime que politique. Alors pourquoi les dématérialiser et les remplacer par deux ballons de baudruches bientôt crevés d’un coup de ciseau pour l’un, écrasé entre les cuisses pour l’autre, annulant de fait l’inouï de l’infanticide, ce geste qui libère les enfants de leur bâtardise, et prive Jason de sa descendance ? Il y a là comme la négation, le refus du fait tragique même et de sa catharsis. Pourquoi introduire, alors qu’elle n’est qu’évoquée, Aphrodite que Médée étrangle. Si l’image est forte elle n’apporte rien à ce qui est proféré par Médée et souligné par Lisaboa Houbrechts, « Je ne veux plus désirer ». C’est encore une fois le symptôme de cette mise en scène qui oscille entre souligner d’un trait épais ce qui est exprimé avec une économie implosive par Euripide ou d’annuler plus que dénouer par une volonté formelle et têtue les nœuds de cette tragédie. On ne peut reprocher à Lisaboa Houbrechts d’avoir une véritable vision esthétique et une approche du plateau originale mais ici quelque chose ne va pas, l’ensemble est boiteux, et comme les comédiens, le chœur particulièrement, nous sommes quelque peu désarçonné, cherchant un point d’équilibre à tout ça qui n’advient pas. Et l’on a vu les comédiens du Français bien plus inspirés, davantage dirigés sans aucun doute. Ici, ils semblent flotter, sans direction précise de jeu, désorientés. Ainsi voit on Didier Sandre, Créon en tenue argent digne d’un space-opera, tournicoter en cercles concentriques autour de Médée, comme livré à lui-même.
Mais il y a Sephora Pondi, marmoréenne, hiératique, qui offre au personnage de Médée une véritable et imposante stature. Sans effet, étonnement et formidablement d’une grande sobriété, toute de tension retenue, sa colère est froide, à peine explose-t-elle sur une unique phrase. Surtout de son personnage elle extirpe un nuancier d’émotion qui la pare d’une véritable humanité, amante, femme bafouée, mère déchirée, vengeresse résolue et terrifiante. Son unique cri, qui ouvre cette tragédie, résonne au long de la tragédie comme un écho, un souffle vital qui l’anime et la détermine. Portée par ce cri Sephora Pondi s’engouffre dans cette tragédie jusqu’à son terme, sans faillir. C’est dans la confrontation avec Jason, « roi des salaud », joué par Suliane Brahim avec une étonnante fragilité ténue à rebours des clichés attendus, que l’on se dit, oui, enfin, si seulement, l’ensemble avait eu cette tenue et cette justesse, voire cette finesse, débarrassée de tout artifice inutile, pour qu’enfin nous entendions véritablement ce texte, sans doute aurions-nous eu de Médée une véritable vision, plus en profondeur. Mais ces deux scènes pourtant sensibles, ne suffisent pas à sauver l’ensemble. Et démontre par contraste que le dépouillement sied parfois à la tragédie, qui n’est que l’expression, la profération brute et sans apprêt, la plus nue de notre humanité.
© Vincent Pontet
Médée, d’après Euripide
Traduction de Florence Dupont
Adaptation et mise en scène de Lisaboa Houbrechts
Dramaturgie : Simon Hatab
Scénographie : Clémence Bezat
Costumes : Anna Rizza
Lumières : Fabianna Piccioli
Musique originale : Niels Van Heertum
Chants : Jérôme Bertier
Son : Jeroen Kenens
Travail chorégraphique : Tijen Lawton
Maquillages : Céline Regnard
Assistante à la mise en scène : Céline Gaudier
Assistante à la scénographie : Nina Coulais de l’académie de la Comédie-Française
Assistanat aux costumes : Clément Desoutter de l’académie de la Comédie-Française
Avec : Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Suliane Brahim, Didier Sandre, Anna Cervinka, Elissa Alloula, Marina Hands, Séphora Pondi, Léa Lopez
Et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française : Sandra Bourenane, Yasmine Haller, Ipek Kiney
Du 12 mai au 24 juillet 2023 en alternance
Matinées à 14h, soirée à 20h30
Comédie-Française
Salle Richelieu
Place Colette
75001 Paris
Réservations : 0 44 58 15 15
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