© Lucie Jansch
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Isabelle Huppert est Mary Stuart, reine d’Écosse, trois fois mariée, gardée en captivité pendant 19 ans, et finalement décapitée. Tout une vie réduite à une tête.
Comment représenter une telle figure tout à la fois historique et légendaire ? Robert Wilson a eu la géniale idée de nous la faire apparaître sans nous la montrer : lorsque le rideau de velours rouge vif se lève, Mary Stuart est cette silhouette parfaitement dessinée en contrejour, se détachant sur un fond lumineux gris tel un ciel ou une mer d’acier ou peut-être telle cette hache qui détachera cette tête de ce corps. Isabelle Huppert / Mary Stuart est donc cette sombre effigie se tenant droite, immobile, mais surtout : elle n’est que bouche. Sa logorrhée remémorative se déverse sans discontinuer tel un fleuve tempétueux emporté par la musique répétitive et entêtante de Ludovico Einaudi. Mary Stuart est plantée là sur les rivages d’une mer, entre royaume de France, où elle vécut en exil sa prime jeunesse et noua avec François II son premier mariage et devint reine, et royaume d’Écosse où elle fut également reine avant d’être détrônée.
Par cette longue immobilité contredisant le jaillissement ininterrompu de la parole, quelque chose de magique se produit : le spectateur a l’inquiétante et bouleversante sensation d’entendre une voix disparue, comme si la bouche de la comédienne était articulée à son « corps défendant », comme si le texte se diffusait à travers la comédienne. Et ce moment de théâtre, le plus puissant du spectacle, semble nous rappeler cette vérité essentielle: le théâtre n’est jamais aussi fort que lorsque ses interprètes ne cherchent pas à interpréter un texte et à s’en emparer, mais au contraire lorsqu’ils s’en laissent traverser et ne cherchent plus à apparaître.
Le texte de Darryl Pinckney convoque cette ultime nuit précédant le jour de l’exécution de Mary Stuart. Dans une langue magnifique (il faut souligner le remarquable travail de traduction de Fabrice Scott), les passions et les guerres qui ont traversé l’existence de Mary Stuart sont des spirales infernales, bouclant sans fin la ronde de l’enfance, des amies, des maris, des amants, du pouvoir et des complots. Les époques se mélangent, les désirs et les peurs aussi. Les mots jaillissent en cascade, ricochent, se répètent dans des tourbillons sonores, ou se précipitent sans jamais perdre de leur acuité et de leur précision, et, dans cette vitesse malaxant son et sens, créent une seule et même vérité : celle de la pulsion vitale à l’heure de mourir. La parole devient matière, sang : celui qui crépitera dans l’espace quand la tête se détachera du tronc.
Les perceptions visuelles, sonores, le ressassement de cette voix qui tourne en boucle sa vie, les mouvements chorégraphiés d’Isabelle Huppert, tout cela concourt à plonger le spectateur dans une sorte de no man’s land temporel : l’instant semble échapper au temps par l’accumulation de pensées, de paroles, de sensations, une accumulation qui nous raconte finalement l’ultime et folle résistance d’un esprit à l’heure de sa disparition, comme si la profusion devait dilater cet instant pour le rendre infini et ainsi repousser l’exécution à venir (comme dans la nouvelle de Borges Le miracle secret).
Il faut évoquer la performance hors norme de la comédienne Isabelle Huppert, prenant à bras le corps les propositions formelles de Robert Wilson sans pour autant les réduire à un « exercice de style ». Bien au contraire elle leur offre cette vibration émotive à nulle autre pareille.
La dernière image sera ce rideau rouge tombant comme une hache sur le spectacle et sa comédienne, dos tournée et mains dans le dos prête à être exécutée.
Et l’on se remémore le poète et dramaturge Valère Novarina affirmant que la scène est le lieu du sacrifice et de la disparition de l’acteur.
Mary said what she said, texte de Darryl Pinckney
Traduction de l’anglais Fabrice Scott
Avec Isabelle Huppert
Mise en scène, décors, lumières Robert Wilson
Metteur en scène associé Charles Chemin
Musique Ludovico Einaudi
Costumes Jacques Reynaud
Collaboration à la scénographie Annick Lavallée-Benny
Collaboration aux lumières Xavier Baron
Collaboration à la création des costumes Pascale Paume
Collaboration au mouvement Fani Sarantari
Design sonore Nick Sagar
Création maquillage Sylvie Cailler
Création coiffure Jocelyne Milazzo
Du 22 mai au 6 juillet 2019
Durée 1h30
Théâtre de la Ville
Espace Cardin
1, avenue Gabriel
75008 Paris
Réservation au +33 1 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com
comment closed