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Maîtres anciens, de Thomas Bernhard, Gerold Schumann, Les Déchargeurs

Jan 17, 2022 | Commentaires fermés sur Maîtres anciens, de Thomas Bernhard, Gerold Schumann, Les Déchargeurs

 

© Pascale Stih

 

ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Une fois encore François Clavier excelle, seul en scène, tout comme dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie qu’il a joué de nombreuses années dans la mise en scène de Stéphane Verrue. Sa seule présence, sa diction, son timbre de voix, embarquent le spectateur, aujourd’hui et jusqu’au 29 janvier, dans la prosodie propre à Thomas Bernhard et dans l’univers non moins extra-ordinaire de Maîtres anciens.

L’original monologue d’Atzbacher rapportant les paroles et pensées de Reger qui lui a fixé un rendez-vous inaccoutumé dans la pourtant très habituelle salle Bordone du Musée des arts anciens de Vienne où il se rend tous les deux jours pour se placer sur la banquette face à L’homme à la barbe blanche de Tintoret depuis 30 ans, a pris la forme d’une astucieuse forme dialogique dans l’adaptation que propose Gerold Schumann dans la petite salle Vicky Messica aux Déchargeurs.

Une voix off à l’accent germanique, celle d’Atzbacher, ouvre la pièce, exposant en peu de phrases la situation pour laisser la parole à son ami le musicologue Reger, qui à la différence du livre s’exprime directement dès le début, interrompu à quelques reprises par cette même voix off durant la représentation, un peu plus d’une heure. Il ne s’agit pas d’un dialogue à proprement parler mais d’une juxtaposition de discours où seule la pensée de Reger importe, c’est-à-dire celle de Thomas Bernhard qui se livre autant dans cet avant dernier roman de son œuvre prolifique, qu’il avait sous-titré Comédie, que dans ses véritables récits autobiographiques (dont le théâtre Les Déchargeurs a la bonne idée de proposer des lectures d’extraits les samedis avant les représentations).

Comédie peut-être, mais une comédie grinçante où l’écrivain autrichien aborde ses thèmes favoris (et récurrents dans ses autres livres avec des quasi copier-coller de Le Neveu de Wittgenstein), de critiques contre l’État (autrichien), les prix littéraires, la famille, la saleté des toilettes viennoises, la « médiocrité » des historiens d’arts (« véritables assassins de l’art »), des écrivains (de Schiller à Stifter en passant par Goethe), compositeurs (Bach, Beethoven, Bruckner mais aussi Mahler), peintres (Vélasquez, Klimt, Goya) les plus célèbres pris en flagrant délit de « kitsch », sans parler des philosophes, et plus particulièrement Heidegger, « escroc philosophique » étrillé pour avoir lui aussi « kitschiffié » la philosophie. Reger révèle également certaines de ses angoisses, le rapport à la mort, à travers la tentation du suicide, la peur de la solitude une fois confronté au départ de « l’être » aimé (sa femme dans Maîtres anciens, que l’écrivain venait d’éprouver) et la dépendance égoïste à l’égard de ses proches (le gardien du musée, sa femme, l’ami). Tout le long, l’ironie est mordante, féroce, et souvent extrêmement drôle.

François Clavier avec sa délicatesse de jeu habituelle entraîne les spectateurs dans les différents états de Reger : l’exaltation (dans la féroce critique littéraire et musicologique), la colère (la corruption de l’État, « le pédantisme des enseignants »), le dégoût (pour la « perversité prolétarienne » ; la « charité »), la mélancolie enfin qui fait briller ses yeux à l’évocation de la perte du « seul être à qui, au fond nous devons tout ».

L’on est moins convaincu par la présence en fond sonore pendant le premier tiers (ou moitié) du spectacle d’un enregistrement d’un quatuor à cordes d’une composition de Fanny Mendelssohn. Si l’évocation de la musique est obsessionnelle dans les propos de Bernhard, elle trouve mal sa place dans cette mise en scène, soit trop, soit pas assez présente. Ne pouvant en jouir pleinement (se concentrer sur la mélodie ou les mots et jeu de Bernhard/Reger/Clavier ?), on finit même par se demander si ce n’est pas une illustration délibérée de l’une des critiques de Bernhard (« écouter de la musique est devenu (…) une banalité quotidienne »). Or la musique eut pu servir plus simplement (trop simplement ?) de respiration au comédien et précéder chaque intervention de la voix off, permettant ainsi une transition réflexive au sein de cette fausse forme dialogique, ou encore accompagner des déplacements physiques de François Clavier, même limités sur le plateau, qui auraient permis de marquer davantage les différents espaces du récit. Le choix de Gerold Schumann est au contraire le statisme quasi absolu de Reger/Clavier dans une épure du décor, consistant en une banquette rigide et moderne, deux cloisons blanches muséales typiques, et un écran immaculé en fond de scène sur lequel ne sera jamais projeté L’homme à la barbe blanche (ce qui est évidemment heureux car le procédé eut été trop évident). En revanche, cet écran aurait pu, par de simples éclairages, évoquer la lumière naturelle de la fenêtre de l’appartement ou l’ambiance crépusculaire de l’hôtel Ambassador.

Ces réserves, purement subjectives et anecdotiques, n’enlèvent rien à l’intérêt que doit susciter le texte de Bernhard (déjà redécouvert par Nicolas Bouchaud l’année dernière au Théâtre de la Bastille) tel que renouvelé par Gerold Schumann, ou à sa découverte pour ceux qui ne l’auraient jamais lu et à l’interprétation exemplaire de François Clavier qui a elle seule mérite le déplacement et l’admiration.

 

© Pascale Stih

 

Maîtres Anciens, de Thomas Bernhard

Mise en scène, adaptation Gerold Schumann

Traduction : Gilberte Lambrichs

Lumière : Philippe Lacombe

Scénographie et costumes : Pascale Stih

Musique : Fanny Mendelssohn interprétée et enregistrée par le Quatuor Fanny

 

Avec : François Clavier

 

 

Durée 1 h 10

Jusqu’au 29 janvier 2022

A 19 h du mercredi au samedi

 

Les Déchargeurs

Salle Vicky Messica

3 rue des Déchargeurs – 75001 Paris

www.lesdechargeurs.fr 

 

 

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