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Maître obscur, texte et mise en scène de Kurô Tanino, au T2G – Théâtre de Gennevilliers, avec le Festival d’Automne, Paris

Sep 23, 2024 | Commentaires fermés sur Maître obscur, texte et mise en scène de Kurô Tanino, au T2G – Théâtre de Gennevilliers, avec le Festival d’Automne, Paris

 

© Jean-Louis Fernandez

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

C’est un appareillage qui nous est proposé au moment d’entrer dans la salle de ce Maître obscur. Non pas qu’il serait nécessaire pour pallier certaines de nos déficiences (quoique, l’être étant par nature imparfait au regard de ce qu’il voudrait véritablement être), mais ce casque auditif participe au vertigineux dispositif conçu par Kurô Tanino. Réalité spectaculaire augmentée en quelque sorte. Ce Maître obscur n’aura d’ailleurs de cesse, du premier au dernier instant, de déborder ses frontières. D’enchâsser ses gigognes. Cadre de scène aux angles arrondis, tels ceux de la vieille télévision suspendue sur le plateau capturant à la manière d’une vidéosurveillance les faits et gestes des personnages ou alternativement diffusant des programmes de remise en forme datant des années 70. Théâtre dans le théâtre également, puisque chaque acteur incarne des personnages eux-mêmes obéissant à des règles de jeu, instruction ou suggestion, transmises par une intelligence artificielle via le même dispositif d’oreillettes partagé avec les spectateurs. Si le décor affirme, au premier regard, son essence factice sous couvert de naturalisme, une autre perception, troublante, inquiétante, se fait progressivement jour : ces murs gris patinés, sorte de fond photographique abstrait, ces objets et mobiliers, ici une cuisine en formica jaune citron, là un divan grossièrement kitsch, ou encore ce coucou rythmant les heures avec l’arbitraire de l’irréel, ce monde recomposé sous nos yeux avec ces participants à un programme de réinsertion (« Nouveau départ » est-il ainsi intitulé), tout cela se dresse semblable à un no man’s land où se seraient agrégés les rebuts du temps et de l’espace, coquilles vides d’existences irrémédiablement dévalorisées. L’heure est au leurre. Paradoxalement, ce mensonge aura pour efficacité de stimuler ce qui ne saurait se réduire à des formules toutes faites, à des prédictions, à des statistiques : une vitalité résiduelle, une pensée profondément émotive, souverainement sauvage.

L’art et la manière de Kurô Tanino est celle d’un miniaturiste de la Renaissance. Il faut voir le travail de détail des corps, cette façon de les faire vibrer tout en les détourant d’une ligne claire. Ces formes vives, plus vraies que nature, et pourtant parfaitement stylisées, se détachent avec éclat pour la plus grande jouissance du spectateur. Artefacts d’où pourtant sourd une irréductible vérité. Les actrices et acteurs y concourent avec virtuosité au premier chef. Ce travail d’incarnation, d’une incroyable justesse, s’abstrait de tout psychologisme pour atteindre à une évidence des corps-matières et à une protéiforme inventivité burlesque. Chaplin n’est pas loin d’ailleurs, une soupe de souliers en dédicace. Cette esthétique des corps burlesques fait politique, s’érige, l’air de rien, comme une forteresse du sourire, comme un lieu de résistance (rappelons-nous Les temps modernes) face à l’innommable (mot à prendre littéralement). Ces corps partent en vrille comme pour mieux se dérober, dé-coïncider d’avec la case prédéterminée par cette intelligence inhumaine ou par une quelconque administration humaine. Avec la mise en scène et en abyme de ce jeu de société, Maître obscur dresse le paysage d’une effarante uniformité, d’une mortifère prévisibilité, où se déploient, pareilles à des herbes folles fissurant des blocs de béton, des vies peut-être fragiles mais fortes de leur singularité. Dans ce monde mis en coupe réglé par ce Maître obscur, l’exploitation de la nature s’est prolongée jusqu’à l’exploitation de la psyché humaine. Et pourtant dans cette quête frénétique d’une connaissance absolue, dans cette volonté à tous crins de tout savoir de chacun, dans ce régime de vérité où tout est su, explicable, rationalisable, le sens de l’existence semble s’être perdu. Ce qui est inexplicable en soi et qui porte chacun s’est évanoui. Maître obscur est le peintre d’une communauté en nature morte.

Si la pièce de Kurô Tanino s’annonce comme une fable dystopique organisée autour du concept désormais à la mode d’intelligence artificielle, elle est encore plus révélatrice finalement de ce qui, déjà (à la manière d’un fascisme insidieux), a pris possession de notre monde. La terreur ne vient donc pas tant d’un futur à venir que de réaliser que l’IA n’est qu’un nouvel avatar d’une réalité déjà présente et façonnée par les mêmes principes : contrôle des individus, injonctions plus ou moins contraignantes au bonheur, au travail, à la consommation, normalisation des comportements… Le théâtre-dispositif de Kurô Tanino rend visibles et perceptibles ces forces aveuglantes que nous avons fini par ne plus voir. En cela aussi, il est magistral.

 

© Jean-Louis Fernandez

 

 

Maître obscur, écriture et mise en scène de Kurô Tanino

Traduction française : Miyako Slocombe

Avec : Stéphanie Béghain, Lorry Hardel, Mathilde Invernon, Jean-Luc Verna et Gaëtan Vourc’h

Collaboration artistique : Masato Nomura, Kyoko Takenaka

Scénographie : Michiko Inada

Lumières : Diane Guérin

Son : Vanessa Court

Vidéo : Boris Van Overtveldt

Costumes : Laura Lemmetti

Accessoires : Zoé Hersent

Construction décor : Théo Jouffroy – Ateliers du Théâtre de Gennevilliers

 

Durée : 1h30

Du 19 septembre au 7 octobre 2024

Lundi, jeudi, vendredi à 20h, samedi 18h, dimanche 16h

  

T2G – Théâtre de Gennevilliers

41 Av. des Grésillons

92230 Gennevilliers

Tél : 01 41 32 26 10

www.theatredegennevilliers.fr

 

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