ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Récit d’un avortement, l’Evénement d’Annie Ernaux est un récit porté à son incandescence par cette écriture si singulière, tranchante et aigüe, précise jusqu’au malaise. 1963, Annie Ernaux est enceinte. Etudiante en lettres, cette grossesse inopportune ne peut que la renvoyer à sa condition première, brisant net l’élan pour franchir la frontière ténue qui sépare les classes dominantes des autres, les pauvres, dont elle est issue. Cet embryon, « ça », qui envahit son corps et son esprit, il faut s’en défaire. C’est un drame personnel qui révèle un drame social avec pour dénominateur commun la violence. Violence de classe, violence des hommes et de leur lâcheté, violence faite aux femmes, violence de cette grossesse non voulue, violence de cet avortement illégal. Pas ou peu de contraception, avortements interdits, informations inexistantes. Récit clinique, écriture blanche, froide, sans aspérité, rien n’est jamais dissimulé. Jusqu’au moindre détail. Annie Ernaux fouille sa mémoire, consulte ses agendas, gratte les scories du souvenir, pour être au plus juste de cet événement sans ne jamais rien vouloir ajouter ou retrancher. Le récit est ainsi élagué pour coller au plus près cet évènement dramatique qui témoigne de la réalité des années 60. C’est le portrait d’une génération qui se dessine.
Il n’y eu que deux jours aux Métallos pour découvrir ce texte porté sur la scène à l’occasion des quarante ans de la loi Veil qui dépénalise l’avortement. Bien vu, en cette période qui voit cette loi appliquée mais encore discutée par les tenants d’une morale rance. Une loi qui suscite toujours et encore le débat occultant le drame et la solitude des femmes et les inégalités engendrées.
Jean-Michel Rivinoff signe une mise en scène aussi épurée que le texte. Minimaliste. Peu de mouvement, de déplacement. Catherine Vuillez est tout simplement formidable. Jamais dans la surenchère, dans la douleur ou le pathos. Elle s’en remet au texte, uniquement à lui. Toujours sur une crête fragile qu’elle suit sans dévier. Précise dans l’articulation, le jeu s’efface au profit du verbe. L’émotion qui surgit, la sidération qui nous prend, ne doit plus rien au jeu dramaturgique mais uniquement à cette présence attentive à l’écriture et à la situation, cet « évènement ». Tout devient écriture. Et c’est celle-ci qui apparait sur le plateau. L’écriture d’Annie Ernaux explose ainsi et c’est incroyable de découvrir combien celle-ci résiste à la scène et au temps. L’intelligence du metteur en scène et de Catherine Vuillez est tout simplement d’avoir fait confiance au récit, à cette écriture prégnante et de ne rien ajouter propre à le dénaturer. Simplement ils lui donnent un souffle, un influx nerveux. L’austérité de l’écriture, sa minutieuse précision, faisant corps avec son sujet prend ici, porté ainsi sur le plateau et dans ce dépouillement extrême et volontaire, une dimension terrifiante dans sa beauté rêche ne cédant rien à son engagement littéraire et politique profond. Sans jamais, magnifique paradoxe, perdre de son caractère intime et universel tout à la fois.
L’Evènement, d’après le texte d’Annie Ernaux
Mise en scène de Jean-Michel Rivinoff
Avec Catherine VuillezMaison des Métallos
94 rue Jean-Pierre Timbaud
75011 Paris17 et 18 janvier 2014
Réservations 01 47 00 25 20
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