ƒ article d’Anna Grahm
Sur la petite scène, deux façades blanches se font face. A droite comme à gauche, mêmes lignes, mêmes volumes, même architecture, deux maisons proprettes exactement sur le même modèle. Et chacune d’elles abrite deux hommes aux existences parfaitement identiques, ayant respectivement une fille et un garçon sensiblement du même âge.
C’est dire s’ils sont proches ces gens-là, tellement proches qu’on peut se permettre de décrocher le téléphone de son voisin pour prendre un message quand il n’est pas là. Chez ces gens-là on a tout un tas de préoccupations en commun : les enfants, le travail, et c’est autour d’une seule table qu’ils se racontent les soucis quotidiens.
Surtout qu’il y a des jours où l’on a besoin de compagnie pour panser un chagrin. Alors vu qu’on partage la même terrasse, et que la chienne est morte, on s’offre du réconfort, ça aide sacrément d’être écouté, ça compte drôlement les petites attentions.
Michel Vinaver, auteur contemporain d’une vingtaine de pièces, déplie ici doucement tout ce qui nous ressemble, tout ce qui nous relie. Ces voisins-là ce sont un peu les nôtres, c’est un peu de nous, un miroir qu’il nous tend, ce sont nos clones un peu clowns qu’il nous renvoie, ce sont nos travers qu’il croque, nos comportements qu’il déforme. Ces voisins sont des doublures les uns des autres, ils connaissent les mêmes joies, les mêmes peurs du lendemain. Dès le début sa plume gratte le vernis, découvre le manque que chacun garde en lui.
Tout commence donc par ce trou qu’il a fallu creuser pour enterrer la chienne, mise en abîme de cette perte qui dévaste le jeune garçon car la mort de l’animal ravive d’autres blessures, d’autres disparitions, humaines celles-là, plus secrètes aussi, sur lesquelles on ne préfèrerait pas revenir. Aussi pour éviter de flancher, on se réconforte, on se revigore, on se sert quelques verres, et on trinque et on se gâte mieux qu’au restaurant, et pour se remonter le moral on se parle de choses et d’autres, on se témoigne de l’amitié.
Ainsi va la parole, elle travaille, tournicote, tisse du soutien par dessus ce qui fout le camp. Dehors la concurrence fait rage, alors ces réunions ont une fonction presque familiale, remplissent les cœurs écorchés, de sympathie. Et puis peut-être aussi qu’entre hommes on aime se fréquenter, on doit se consoler sans épouse, et avec les enfants on doit faire face parfois, ils sont comme frère et sœur mais tout de même c’est mieux de marcher main dans la main.
Mais ce pli qu’ils ont pris de tout se raconter et de partager tout leur temps libre est une bombe à retardement. Et si la tradition du coude levé, l’ordinaire solitude et le même goût du secret les rapprochent, le vol du magot soudain fragmente leur belle unité. Adieu complicité. Tout se débobine, tout est emporté, quelqu’un les a dépouillés, il y a un loup dans la bergerie, parce qu’on est entré chez eux sans effraction.
Évidemment d’abord on pallie au plus pressé, on applique la politique de la main tendue, on héberge les démunis, on rassure comme on peut, on se pousse pour faire de la place. Qu’on s’entraide entre voisins c’est bien normal. Mais l’épreuve a fait des dégâts, et malgré l’hospitalité, la confiance entre les deux hommes s’est fissurée, le doute s’insinue sournoisement et on se suspecte mutuellement et les accusations pleuvent.
La mise en scène de Marc Paquien joue sur le mouvement en dents de scie de ces pères, nos pairs, incapables de rester frères humains. Par vagues les relations fluctuent, s’enveniment, ils avancent d’un seul homme puis en ordre dispersé soufflent le chaud et froid, s’étripent, et se retranchent dans leur tanière. Petit à petit l’air change de couleur, on s’empoigne, s’insulte, se ment, et on ne discute plus mais on aboie. Et on se mure chacun chez soi. Le moteur du vivre ensemble est grippé. La mécanique cale. Ça démarre, ronronne, hoquète, s’arrête et repart, ça se rallume, ronfle, enfle et s’éteint. C’est drôle, un brin systématique mais les comédiens s’amusent, jubilent et installent entre eux une tendre proximité.
C’est une petite histoire de la fraternité. Qui fonctionne par à-coup. Qui se dérègle, qui coince parce que l’envie, la concupiscence. C’est l’histoire de notre lien, qui a du mal parfois à fabriquer du liant et qui menace à tout moment de se déliter.
Les voisins
Texte Michel Vinaver
Mise en scène Marc Paquien
Assistant à la mise en scène Anthony Cochin
Scénographie Gérard Didier et Ophélie Mettais-Cartier
Avec Lionel Abelanski, Alice Berger, Patrick Catalifo, Loïc Mobihanà partir du 4 septembre 2016
du mardi au samedi à 21 h
le dimanche à 15 hThéâtre Poche Montparnasse
75, boulevard Montparnasse – 75006 Parisréservations O1 45 44 50 21
www.theatredepoche-montparnasse.com
comment closed