© Jean-Louis Fernandez
ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Écrite par Arthur Miller en 1952, créée à Broadway l’année suivante et en 1955 au théâtre Sarah Bernhard en France avec Simone Signoret et Yves Montand, la pièce Les Sorcières de Salem qui a également fait l’objet d’une adaptation cinématographique (mais dont la diffusion a été bloquée par le dramaturge jusqu’à sa mort) avec les mêmes acteurs, par Raymond Rouleau sur le scénario de Jean-Paul Sartre, a été mise en scène la saison passée par Emmanuel Demarcy-Mota au Théâtre de la Ville. Elle est à nouveau présentée cette saison à l’Espace Cardin.
Le texte lui-même de The Crucible (titre original), comme cette reprise, sont une leçon contre l’intolérance, une mise en perspective de la complexité de la peur et de la violence parfois suscitées par la haine et la culpabilité, une dénonciation de l’instrumentalisation de la vérité et de ceux qui s’érigent en juges, une lecture de la complexité de l’usage du mensonge, de la valeur des témoignages, des effets délétères de la rumeur permettant toutes les trahisons et une démonstration de la fragilité de la sincérité… Autant de thèmes à la fois politiques, psychanalytiques et philosophiques.
La chasse aux sorcières au sens « propre » qui eut lieu en 1692 dans le Massachussetts et le procès qui conduisit à l’extorsion d’aveux par la torture et l’exécution d’une vingtaine de femmes, sert d’allégorie à la chasse aux sorcières au sens figuré, expression employée en 1952 pour parler du maccarthysme (subi par Miller lui-même) et des méthodes utilisées pour traquer les communistes aux États-Unis et aboutir à une définition binaire de ce qui est officiellement le Bien et ce qui est le Mal.
Arthur Miller a gardé les noms des vrais protagonistes et l’élément déclencheur du drame historique : un adultère auquel il a été mis fin par l’expulsion immédiate d’Abigail, la servante-maîtresse, par Elisabeth se découvrant trompée, suscite la vengeance délirante de l’évincée prête à tout pour prendre la place de l’épouse et reconquérir John, qu’elle espère et persuade de lui être toujours attaché. La folle machination qu’elle met en place, entraînant avec elle d’autres jeunes femmes qu’elle manipule, conduit toute une ville à la croire et en particulier tous ceux qui trouvent ici une belle occasion d’exister en s’érigeant en juges. Une juridiction est d’ailleurs créée à cet effet pour instrumentaliser les supposés actes démoniaques de chaque femme de Salem, condamnées et exécutées tour à tour, jusqu’à la dénonciation abusive ultime, celle d’Elisabeth.
Cette démence qui met finalement en jeu la vie même de son épouse, ouvre les yeux de John prêt à tout pour la sauver et stopper la folie de son ex-amante qui influence la ville comme elle l’a lui-même manœuvré. Il n’hésite pas à exposer son honneur dans cette ville puritaine, en avouant sa débauche passée, pour sauver sa femme, qui de son côté jusqu’au bout le soutient et préfère le mensonge qu’elle répugne pourtant, pour attester de sa probité, croyant ainsi aussi le sauver.
Élodie Bouchez dans le rôle d’Abigail est terrifiante. Son regard habité parvient à percer le regard de chaque spectateur dans le public. Sa vraie-fausse folie démoniaque irrigue le plateau baigné les deux heures durant de très belles lumières complétant le jeu de panneaux coulissants et d’images vidéo de décors naturels sur un écran transparent du plus bel effet. Les scènes de groupe, rassemblant les jeunes femmes, depuis la première du sabbat dans la forêt jusqu’à la dernière, sont très joliment et finement chorégraphiées.
La distribution révèle des comédiens extrêmement convaincants (Sandra Faure, Jauris Casanova…). Serge Maggiani, l’époux finalement justicier qui prend le risque de tout perdre pour être en accord avec lui-même, a une fragilité, jusque dans la voix, qui devient parfois même déstabilisante. Sarah Karbasnikof dans le rôle d’Elisabeth est d’une si grande justesse. Grace Seri dans le rôle de Mary, parvient à faire ressentir l’humaine fragilité. Philippe Demarle est peut-être le plus surprenant au regard de l’ambiguïté de son personnage de pasteur qu’il interprète à la perfection, celui d’un docte qui aurait pu crier parmi les loups et qui en dépit de son visage crépusculaire où l’on croit percevoir initialement un potentiel démoniaque, souhaite le rétablissement de la vérité et s’avère le seul soutien public de John.
La mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota est d’une incontestable valeur ajoutée, par la portée qu’elle donne à ce texte Les Sorcières de Salem qui est pleinement opérationnel à l’heure des fake news du XXIème orchestrées au plus haut niveau et qui incite aussi à prendre la distance nécessaire par rapport à un phénomène qui n’a fait que se développer à travers les siècles sous d’autres noms, que ce soit dans la sphère privée ou la sphère publique.
Les Sorcières de Salem de Arthur Miller
Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota
Assistant à la mise en scène Christophe Lemaire
Scénographie Yves Collet
Lumières Yves Collet et Christophe Lemaire
Costumes Fanny Brouste
Musique Arman Mélies
Création sonore Flavien Gaudon
Création vidéo Mike Guermyet
Maquillage Catherine Nicolas
Accessoires Christophe Cornut
Conseiller artistique François Regnault
2ème assistante à la mise en scène Julie Peigné
Avec Élodie Bouchez, Serge Maggiani, Sarah Karbasnikoff, Philippe Demarle, Sandra Faure, Jauris Casanova, Lucie Gallo, Jackee Toto, Marie-France Alvarez, Stéphane Krähenbühl, Éléonore Lenne, Gérald Maillet, Grace Seri, Charles-Roger Bour
Du 10 mars au 4 avril 2020
À 20 h du mardi au samedi, 15 h le dimanche 22 mars
Durée 1 h 50
Théâtre de la Ville – Espace Cardin
1 Avenue Gabriel
75008 Paris
Réservation 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com
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