© Fabrice Robin
fff Article de Denis Sanglard
Dans les créations de Valérie Lesort et de Christian Hecq, ensemble ou séparément, il y a toujours tapi cette même interrogation obsessionnelle, la part du monstre en nous, du monstrueux dans la société, la fabrique du freak renvoyant en chacun de nous, voyeurs/spectateurs notre propre part de monstruosité. Le destin tragique des sœurs Hilton, jumelles siamoises exploitées, exhibées dans les foires et les cirques, de Broadway en cabarets minables, aperçues dans le film culte Freak de Tod Browning, de la gloire à la déchéance, porté sur le plateau par ces deux-là est une leçon d’humanité (image clichée coriace mais pour le coup on s’en fout un peu), par son traitement pudique et sans voyeurisme ni sensationnalisme outrancier. C’est du cirque, du music-hall et du cabaret parce que le rire en ces lieux est toujours la politesse du désespoir le plus cradingue. Parce que Daisy et Violet ont traversées tout ce que les arts de la scène offraient d’opportunité. Parce qu’enfin dans cet univers où l’exhibition crue accuse la solitude du monstre, considéré comme tel, il existe un refuge, une consolation, une famille qui vous protège et vous libère des regards, des préjugés et des conventions. Et vous rend votre humanité que la monstration vous retire. C’est tout ça qui est mis sur ce bout de piste où deux augustes officient, messieurs Loyal, un peu magicien aussi, interprétant tous les personnages qui ont eu une influence sur Daisy et Violet. Mary Hilton, la mère adoptive qui fait commerce de ses deux fillettes, Myer Myers qui les fait triompher à Broadway sans jamais les payer, Houdini qui les conseille et protège… Appât du gain, exploitation, compassion, amour et sexe aussi, chacun trouve en ces deux sœurs sa part d’ombre ou de lumière…
De leur naissance à leur mort, de tableaux en tableaux comme autant de miniatures délicates d’une vie livrée en pâture au public avant leur déchéance, ce qui est dit là avec autant de tact que de brutalité (dans les faits) accuse la violence d’une société du spectacle où le regard participe de la fabrique du monstre. Au « Je ne suis pas un animal, je suis un homme ! » de John Merrick, l’homme-éléphant, dans le film au titre éponyme de David Lynch qui en en connaît lui aussi un rayon dans ce domaine, répond « Nous ne ressemblons pas à ça ! » des sœurs Hilton devant les actrices et sœurs microcéphales Jennie-Lee et Elvira Snow, partenaires dans le film culte Freak de Tod Browning, scène bouleversante ici qui renverse dramatiquement les perspectives où le monstre, même là, est toujours l’autre que rachète ici une étreinte bouleversante qui signe au final la compréhension d’un même destin et son acceptation douloureuse.
Et encore une fois avec ces deux-là, Valérie Lesort et Christian Hecq la magie opère. Parce que c’est un théâtre qui se refuse au spectaculaire, sans esbrouffe, artisanal dans le sens le plus noble, ici épuré, avec juste ce qu’il faut de magie et de bricolage pour illuminer une tragédie et de poésie qui n’oblitère pourtant pas la cruauté. Et jouant des codes du cinéma muet, des films d’horreur dont on les sait fins connaisseurs, des conventions du music-hall, du cabaret, du burlesque, du cirque, du théâtre forain, de la magie et pour laquelle ils ont fait appel au clown-magicien Yann Frisch, lequel forme ici avec Christian Hecq un duo inénarrable, de tout cela dont ils jouent habilement la frontière entre la réalité et l’illusion devient poreuse, s’effaçant au fur et à mesure à ne plus distinguer l’une de l’autre, et c’est dans cet entre-deux, cette confusion que semblent vivre ces personnages en parade, enclos entre les tentures pourpres de ce cirque.
Christian Hecq est un clown, acteur protéiforme et plastique dont le grotesque ici volontaire en chacun des personnages qu’il incarne n’est rien de moins que la face monstrueuse cachée sous une normalité sociale, envers affiché sciemment d’un masque terrifiant se retenant ordinairement de grimacer sous les conventions. C’est drôle et tout aussi malaisant qui nous défausse pourtant, magie du théâtre et de sa catharsis, de tout jugement. Yann Frisch de même qui apporte son étrangeté, cette personnalité hors-norme dans le monde de la magie et qui ici semble être lui-même une illusion, son propre avatar.
Toute l’humanité de cette sale histoire est concentrée par Daisy et Violet, soit Valérie Lesort et Céline Milliat-Baumgartner. Elles ne sont pas les monstres attendues, jouant une toute autre partition, bien plus subtile et sensible, celle de deux gamines, puis deux adultes, qui n’ont de cesse de vouloir vivre normalement, se posant comme chacun les mêmes questions existentielles, rêvant comme tout le monde d’être amoureuse, se marier, avoir une vie sexuelle, oui, où la question de la monstruosité ne se pose pas sinon le problème d’être deux en un, indissociables et pourtant dissociées, jusqu’au jour où « les monstres ne faisant plus recette », elles sont paradoxalement renvoyées à cette réalité du handicap qui signe la fin d’une illusion protectrice. Le spectaculaire n’étant plus désormais, que remplace la trivialité du quotidien et de sa violence, l’unique refuge dans ce monde qui le rejette après les avoir adulées et où elles se heurtent durement se résume désormais à leur gémellité devenu un dérisoire rempart. Ce que souligne magnifiquement le texte de Valérie Lesort, en creux, c’est que cette condition de monstre exhibée et scénographiée qui paradoxalement les protégeait, tant bien que mal, se retourne contre elles dans la réalité. Ce que la scène permettait de distance, de catharsis, n’est plus qui confronte, au réel et dans toute son ambivalence, le spectateur au monstre qu’il a fabriqué.
Et la force de ce texte, son intelligence, tient aussi à ça, de ne jamais éviter les questions inopportunes et malsaines qui vous titillent, où la vulgarité et l’indécence du voyeur – et de tous spectateurs – se répondent dans cette volonté de savoir de quoi sont faits les vies de ces êtres hors-normes, (« ça baise un handicapé ? » phrase posée il y a peu à votre chroniqueur en situation de handicap) et d’y répondre sans détour, avec humour. Réponse franche et saine qui affirme crânement une seule et unique prégnante vérité, il n’y de différence que dans le regard, le jugement et les préjugés que l’on porte sur l’autre. En cela nous sommes tous des monstres.
© Fabrice Robin
Les sœurs Hilton, de Valérie Lesort
Mise en scène : Christian Hecq et Valérie Lesort
Scénographie et costumes : Vanessa Sannino
Lumières : Pascal Laajili
Musique et conception sonore : Mich Ochowiak et Dominique Bataille
Magie : Yann Frisch
Conception et fabrication des entresorts : Père Alex
Perruques, maquillages et prothèses : Cécile Kretschmar
Chorégraphie : Yohann Têté
Assistant à la mise en scène : Florimond Plantier
Assistante scénographie : Julie Camus
Assistantes costumes : Laura Lemmeti et Natacha Costechareire
Assistant lumière : Jérôme Simmonet
Assistante son : Chloé Barbe
Avec : Yann Frisch, Christian Hecq, Valérie Lesort, Céline Milliat-Baumgartner
Un musicien : Renaud Crols
Et la participation de Monika Schwarzl, en alternance avec Claire Jouët-Pastrè
Jusqu’au 3 novembre 2024
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h
durée 1h45
Théâtre des Bouffes du Nord
37bis boulevard de La Chapelle
75018 Paris
Réservations : 01 46 07 34 50
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