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Les pièces manquantes (puzzle théâtral), création collective mise en scène par Adrien Béal au Théâtre de la Tempête

Sep 23, 2020 | Commentaires fermés sur Les pièces manquantes (puzzle théâtral), création collective mise en scène par Adrien Béal au Théâtre de la Tempête

 

© Matthieu Edet

 

ƒ article de Nicolas Thevenot

La Compagnie Théâtre Déplié vise probablement avec cette proposition ce qui nous semble au cœur de son projet : un théâtre qui se déplierait dans le réel, sans fin, se déployant comme une toile dont on ne verrait jamais la lisière. Un théâtre qui évite le 4ème mur — et même les trois autres lorsqu’il se produit en quadri-frontal —, un théâtre qui assume toutefois sa représentation et son jeu, mais en déplaçant les conventions existantes ou en en inventant de nouvelles, travaillant au moindre effet pour en atteindre un plus grand. Un théâtre floutant les contours de la forme théâtrale.

On se souvient du Pas de Bême dont la virtuose simplicité s’incarnait par exemple dans ses enchaînements de « scènes » (au sens du théâtre classique) effectués par le simple pivotement d’un acteur amorçant ainsi un nouveau rapport à ses comparses, une nouvelle situation. Le caractère instantané de l’enchaînement produisait une apparente et troublante continuité démentie par la surprise de basculer dans une nouvelle scène, un nouveau récit. Le paradoxe de la rupture portée par la continuité du temps scénique. Procédé puissant, inépuisable. En 2017, il y eut Les Batteurs qui déplaçait l’objet théâtral sur un territoire plus documentaire, dans le monde des musiciens et plus particulièrement, celui des batteurs. Adrien Béal poursuivait ainsi cette hybridation des formes, propre à mêler les régimes de la représentation et à explorer de nouvelles facettes du réel.

Les pièces manquantes (puzzle théâtral) s’appuie sur cette recherche, ce capital esthétique construit pièce après pièce, se complexifiant à mesure qu’il se déploie. Ici, le principe actif est celui du puzzle : des morceaux distincts, épars, s’emboîtant ou pas, formant partie d’un plus grand récit, d’une plus grande image. Sauf qu’aucune des soirées n’assemblera la totalité des quarante pièces dont les noms sont inscrits, comme à la craie blanche, sur les murs noirs de la salle Copi du Théâtre de la Tempête. Une frise de mots comptés : depuis un, Un poste d’observation, jusqu’à quarante, La vie nue.

Motifs égrenés avec parcimonie d’un soir à l’autre selon les consignes journalières du metteur en scène aux comédiens, et reconstitués in vivo par un jeu improvisé, certaines pièces pouvant être expérimentées pour la première fois devant le public. Selon les soirs de représentation, il pourra notamment être question d’une relation amoureuse entre une professeur de solfège et son jeune élève, de la disparition énigmatique d’un groupe d’adolescents, de rumeurs sur une prise de pouvoir de la jeunesse…

Le projet est d’une ambition rare : cumulant à la fois les difficultés d’une construction conceptuelle innovante, et d’une partition à inventer et improviser chaque soir. Il mérite le respect et l’intérêt. Mais comment juger sur pièce, quand justement les pièces font défaut, sont manquantes ? Comment porter un jugement lorsque ce qui est proposé est autant un processus créatif que le résultat de ce processus, d’autant plus que l’avis que l’on formulerait un soir pourrait être très différent un autre soir…

D’emblée la proposition formelle nous avait émoustillé, cela venait ricocher sur plein d’autres pensées relatives à l’incomplétude de l’être et de la vie, aux mensonges de la fermeture des formes et des récits, de leur arrogante maîtrise, quand finalement tout nous échappe dans la vie, quand surtout notre rapport au monde ne peut être que très parcellaire. Bref ce puzzle théâtral rebattait profondément les cartes de la dramaturgie et invitait à prendre en considération tout autant ce qui serait raconté au plateau que ce qui lui ferait défaut. Ce dont nous serions ignorants. Un hors champ, un hors-jeu.

Ce soir de première, quelque chose n’a malheureusement pas fonctionné pour moi. Peut-être que l’une des pièces (circonscrivant la relation amoureuse d’une professeure avec son élève dans un dispositif accusatoire) occupait trop de place dans cet ensemble d’un soir et en déséquilibrait la perspective si bien qu’au lieu du puzzle géant et incomplet on avait plutôt la sensation d’avoir assisté à une série de variations sur un même thème (à l’exception de la dernière pièce). Peut-être faudrait-il avoir sous les yeux plus de pièces, peut-être que la soirée assez courte (1 h 15 environ) aurait dû se prolonger pour que quelque chose du grand ensemble puisse se mettre à exister dans son absence même.

Et puis, le travail d’improvisation, d’une justesse jamais prise en défaut, avait tendance à verser dans la rétention (la nervosité de la première ?), produisant une parole hachée, toujours à la recherche du mot juste, se coupant, se tuant dans l’œuf, qui si elle agissait un temps comme catalyseur dramatique pouvait aussi finir par apparaître comme systématique, comme un artefact d’acteur. Sensation d’autant plus perceptible lorsqu’à contrario, un court et magnifique texte de Pasolini trancha par son flux vital, incarné, cet ensemble de mots plutôt empêchés.

Il y a dans ce dispositif, malgré tout ce qui vient d’être dit et qui ne vaut que pour cette soirée-là, une pièce maîtresse, pièce dont nous avons retardé jusqu’à présent la mention : une fanfare d’adolescents disséminés dans les rangs des spectateurs. Cet ensemble-là traverse la soirée avec une aisance et une densité qui tire de puissantes lignes de force bien au-delà du théâtre. Cela pourrait s’appeler l’aplomb du réel. Une verticalité indispensable à l’énigme du puzzle et à ses pièces manquantes.

 

© Matthieu Edet

 

Les pièces manquantes (puzzle théâtral)

Création collective mise en scène par Adrien Béal

 

Collaboration, production Fanny Descazeaux

Avec Pierre Devérines, Boutaïna El Fekkak, Adèle Jayle, Julie Lesgages, Etienne Parc et Cyril Texier

Accompagnés certains soirs par un groupe de musiciens amateurs : Swan Lichtenauer, flûte, Héloïse Guillemot, Armelle Coutaz, clarinettes, Antonin Yé, trompette, Léon Zvellenreuther, cor, Elise Nanta, trombone, Lili Gomond, tuba

Direction musicale François Merville

Scénographie Anouk Dell’Aiera

Lumières Jean-Gabriel Valot

Costumes Benjamin Moreau

Régie générale Martin Massier

 

 

 

Durée : 1 h 15 environ

Du 17 septembre au 18 octobre 2020

Du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche 16 h 30

 

 

Théâtre de la Tempête

Cartoucherie

Route du Champ de Manœuvre

75012 Paris

 

Réservation : 01 43 28 36 36

https://www.la-tempete.fr/

 

 

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