© Philippe Chancel
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Les paravents de Jean Genet n’a rien perdu de son abrasivité poétique et politique. Pièce sur « les événements de l’Algérie » qu’on ne nommait pas encore guerre, qui pourtant balaye cette assertion par trop réductrice. « Tout est vrai et rien n’est vrai. » affirmait Jean Genet. Et ce n’est pas dire non plus que cette pièce n’en parle pas, comme elle ne parlerait pas des ravages de la colonisation, elle est simplement autre chose qui dépasse ce contexte et son malentendu, une adresse aux morts, un tombeau littéraire où Jean Genet précipite et cristallise l’or et l’ordure d’une humanité en proie à la violence où dans un jeu de miroir oppresseurs et opprimés sont renvoyés dos à dos, où la mort ayant tout pouvoir éteint toute révolution. Là, peut-être, réside le vrai scandale, dans cette révolution figée, sans vainqueur ni vaincu, précipités dans le vide, une dernière scène sidérante, toute aussi percutante que la mise en scène magistrale, vous prenant littéralement au tripe, d’Arthur Nauzyciel.
D’emblée, l’arrivée de Saïd, marchant comme sur un fil, ombre fugace et prégnante d’Abdallah Bentaga le funambule dont Genet tombe amoureux dans les années 1950, frappe et l’on se dit que c’est déjà gagné. Il sourd là, profondément, quelque chose qui empreint toute cette mise en scène épurée jusqu’à l’os, sans artifice, d’une beauté nue, âpre et d’une étrange et bouleversante légéreté dans sa monstruosité. Mise en scène verticale qui met au défi les corps, en mouvement toujours, chorégraphiés sur ce gigantesque escalier blanc que découpe et sublime la lumière. Haut promontoire qu’on dévale ou escalade, du quel on domine, du quel on est dominé, il est un lieu de passage entre deux mondes bousculés dans lesquels on peut basculer soudain, fragilité et versatilité de chaque destin entre ascension et chute. Il est le désert, les champs d’orangers et de chênes liège, la casemate, le bordel et la prison. Le cimetière, le ciel et l’enfer. C’est l’Algérie tout entière parcourue par Saïd et la si laide Leïla, traversée par des soldats en déroutes et des fellagas en embuscades. C’est la tombe enfin de tous les morts d’Algérie tombés au combat. De tous les morts de toutes les révolutions, de toutes les insurrections. Nuls paravents donc mais une superbe abstraction, un espace ouvert et poétique où tout peut exister puisque nous sommes au théâtre. Il n’y a rien de réaliste, seule la parole donne une réalité et c’est cette parole-là, triviale, ordurière et lyrique, qu’Arthur Nauzyciel exhausse sans jamais l’encombrer. Une parole qui engage, impacte viscéralement les corps sans rémission, entre grotesque et sublime, toujours décentrés, jamais vraiment dans leur axe, tordus ou boiteux. Pantins coloniaux, petits soldats de plomb hypersexués aux uniformes couleur pastel, sergent chamarré pour une parade bientôt mortuaire et l’or plaqué des putains côtoient la crasse noire et poussiéreuse de Saïd, Leïla et La mère. Les corps sont obscènes, ils pètent, puent, éructent et crachent mais l’obscénité, la vraie, c’est sans doute ici la mort au travail.
Mais jusque dans la mort qui vous réunit au ciel de cet escalier à défaut de vous réconcilier on reste toujours vivant, terriblement. Arthur Nauzyciel ordonne une danse macabre, un rituel funéraire et délabyrinthe le malentendu qui la poisse pour déporter vers son centre exact le propos de Jean Genet renvoyant dos à dos dans une geste poétique et subversive bourreaux et victimes, comme il renvoyait dans Les Bonnes Solange, claire et Madame. Cependant ne pouvant se dépendre dans cette fable de la réalité qui lui donne son origine, Arthur Nauzyciel faisant acte de mémoire, quand même, fait entrer brutalement la réalité de ce que fut la guerre d’Algérie côté français et donne lecture, filmé en gros plan, par celui qui fut un jeune médecin militaire des lettres envoyées d’Algérie décrivant son quotidien, entre ennui, distance, torture et exécution sommaire dont il fut le témoin impuissant et lucide d’un combat absurde perdu d’avance. Le regard de cet homme aujourd’hui âgé, à cette évocation, est tout simplement bouleversant. Cette mise en perspective glaçante n’est pas inutile qui démontre à contrario ce qu’affirmait Jean Genet, Les Paravents ne serait qu’une méditation à partir de cet évènement. Et c’est bien à ça qu’Arthur Nauzyciel nous invite, à entrer dans l’imaginaire d’un écrivain pour qui la langue transcende la réalité pour lui offrir une universalité. Comme pour Quatre heures à Chatila, puis plus tard Le captif amoureux, l’écriture dépasse très vite son sujet et lui offre une portée plus générale. Arthur Nauzyciel lui aussi le dépasse avec talent pour donner à entendre cette méditation désencombrée de ce qui fut à tort scandaleux. Ils sont seize sur le plateau, à incarner magistralement ces pantins scabreux, baroques et désaxées, dans leurs pleins et déliés, leur offrant une humanité dézinguée, chaotique et certes pas héroïque. Trois générations, dont certains furent de l’adaptation de Patrick Chéreau, à empoigner ce texte sublime et subversif par cela même, lui donner son poids de chair, pourrie de l’intérieur comme de l’extérieur. Le théâtre pour Jean Genet ne pouvait être qu’un cimetière vivant, la mise en scène juste, forcement juste, d’Arthur Nauzyciel le souligne qui est une somptueuse fête des morts profane, une vanité exemplaire où les morts plus vifs que les vivants donnent à entendre le désordre du monde où chacun n’est jamais tout à fait ce qu’il est, où seule la poésie si elle ne réenchante pas le monde aide au moins à survivre.
© Philippe Chancel
Les Paravents, texte de Jean Genet
Mise en scène d’Arthur Nauzyciel
Avec : Hinda Abdelaoui, Zbeida Belhajamor, Mohamed Bouadla, Aymen Bouchou, Océane Caraïty, Marie-Sophie Ferdane, Xavier Gallais, Hamou Graïa, Romain Gy, Jan Hammenecker, Brahim Koutari, Benicia Makengele, Mounir Margoum, Farida Rahouadj, Maxime Thébault, Catherine Vuillez, et la voix de Frédéric Pierrot.
Dramaturgie : Leila Adham
Travail chorégraphique : Damien Jalet
Lumières : Scott Zielenski
Scénographie et accessoire : Riccardo Hernández, avec la collaboration de Léa Tubiana
Sculpture : Alain Burkhart
Son : Xavier Jacquot
Vidéo : Pierre Alain Giraud
Costumes, maquillages, coiffures et peintures des djellabas : José Lévy
Coiffures et maquillages : Agnés Dupoirier
Du 31 mai au 19 juin 2024
Du mardi au samedi à 19h30, le dimanche à 15h
Relâches exceptionnelles mardi 4 et mercredi 5 juin
Durée 4h
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40
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