Critiques // « Les Naufragés » de Guy Zilberstein au Théâtre du Vieux Colombier

« Les Naufragés » de Guy Zilberstein au Théâtre du Vieux Colombier

Mar 25, 2010 | Aucun commentaire sur « Les Naufragés » de Guy Zilberstein au Théâtre du Vieux Colombier

Critique de Bruno Deslot

Le calme avant la tempête !

Il pleut sur la côte normande que l’on voit depuis le bar d’un hôtel où se retrouvent, à la veille d’une importante vente aux enchères, les protagonistes d’un naufrage inéluctable.

Dans un salon cossu, Golz, un galeriste socialement installé, fume le cigare tout en conversant avec Lansac, commissaire-priseur de la vente aux enchères qui aura lieu le lendemain. Débutent alors des échanges à propos du marché de l’art entre les deux hommes, dont la personnalité est mise en lumière au gré des flots qui balayent chaque scène et emportent avec eux toujours plus d’humanité. Bientôt rejoint par sa femme, prise de boisson, Lansac, lapidaire et préoccupé, tente de contenir son épouse que l’alcool semble avoir désinhibée. La parole se libère, les passions se déchaînent tout comme la mer que l’épouse de ce jeune journaliste à Art news, observe avec inquiétude depuis la baie vitrée du bar de l’hôtel. Un drame plane sur la côte comme sur la conscience des personnages de la pièce tissant les fils de la conversation au point de croix. Tout le monde craint l’arrivée de Sismus, cet artiste refusant que ses oeuvres soient rendues publiques et menaçant de détruire toutes ses toiles. Pouvoir, possession, argent, intrigues du marché de l’art, agités par les remous d’une conversation à huis clos, les protagonistes de l’histoire échouent sur l’estran d’une tragédie au long cours.

A en faire pâlir Ambroise Vollard !

Les flots s’agitent, la mer tempête pendant que les acteurs d’un drame observent son déroulement auquel ils participent sans concessions. On sent une urgence à dire chez Guy Zilberstein auteur des Naufragés, à mettre en perspective la complexité des rapports humains qui se nouent dans le milieu du marché de l’art ; comme dans tout autre milieu d’ailleurs dès lors qu’il engage ses participants sur la voie d’une sensibilité exacerbée par un enjeu de taille. Car malgré les apparences, les personnages de la pièce sont touchants de vérité et de fragilité. Conscients de leurs actes, ils progressent paisiblement vers la destination finale de leurs engagements : la mort. Une mort symbolique pour certains, réelle pour d’autres, ici la tragédie fait sens dès lors qu’il y a incapacité à faire, à produire, à contredire, à contrarier les évènements qui s’organisent avec une grande complexité. Le marché de l’art, le rapport à l’artiste et à son oeuvre, l’auteur en fait son affaire afin d’apporter un regard sombre sur une question délicate : « est-ce que l’art appartient à quelqu’un ? ». Bien heureusement, aucune réponse n’est apportée, et la tension s’accroît au fil des scènes, le calme avant la tempête s’ourdit comme un complot si prévisible qu’il est difficile de ne pas connaître la fin du drame. Le texte est d’une grande richesse, à la fois dense, cruel et paisible, il pique son auditoire par la force tranquille qui le caractérise. Oscillant entre l’indicible cruauté d’une conversation à huis clos à la Nathalie Sarraute et des envolées lyriques dont l’auteur se fait le porte-parole, le texte manque cruellement de théâtralité, mais Anne Kessler s’en empare d’une main de maître pour en faire un chef-d’oeuvre poignant.

Sa mise en scène restitue les lignes complexes d’un tableau de maître qu’elle réalise avec la complicité d’Yves Bernard pour la scénographie. L’arche, qui entoure le cadre de scène, est intégré à un rapport scène/salle afin d’assurer une continuité et un prolongement entre ce qui est dit et vu. Car il s’agit bien d’images qui se succèdent sur une scène à l’ambiance feutrée, aux couleurs sombres qui dessinent des lignes courbes créant différents espaces en cours de déflagration. Un salon d’hôtel, un lieu de passage, les apparences sont trompeuses et la tempête est partout, comme la violence qui s’immisce dans les méandres de cette véritable course vers l’abîme. Figés comme sur une toile de peinture, les comédiens évoluent dans un espace codé éprouvant la composition et soulignant avec une grande habileté, la fascination générée par le monde de l’art. Malgré quelques longueurs, en partie liées au texte et à la mise en scène, l’ensemble de la composition est d’un chromatisme émouvant et dérangeant.

Eric Génovèse (Golz, galériste), emprunte une diction à la fois détachée et altière pour investir un personnage aussi passionné que tourmenté. Son aisance et son élégance naturelle, accompagnent une voix envoutante et un regard troublant. Il incarne cette force tranquille, ce personnage par lequel le drame, la tempête se déchaîne malgré tout. Il donne au texte, toute l’intelligence qui lui manque parfois, par des accents d’une gravité intériorisée. Il est à la fois l’acteur et le spectateur du drame auquel tout le monde participe dans le plus grand silence. Elancé, distingué et naturellement sombre, Laurent Natrella (Lansac, commissaire-priseur), brille par son absence, par cette puissance à anticiper la tragédie à laquelle il n’échappera pas. Son fils est mort dans la tempête, mais il tait cette disparition jusqu’à la vente dans une parfaite maîtrise de ses émotions. Grégory Gadebois (Lucas, barman) aux répliques courtes, efficaces et piquantes, est aussi ironique que juste. Il apporte le regard extérieur à ce tableau que les personnages ne peuvent ou ne veulent pas voir. On peut saluer la prestation très prometteuse d’Alexandre Steiger qui en plus d’interpréter avec justesse ce journaliste à Art news, a réalisé en collaboration avec Bruno Coulais, la musique originale pour cette création scénique. Françoise Gillard (Claire, amie du journaliste) et Marie-Sophie Ferdane (Léa, madame Lansac) sont aussi fragiles, justes et touchantes.

Pari gagné pour toute l’équipe artistique qui réussit à composer un chef d’oeuvre sur lequel tombe, à la fin du spectacle, une magnifique toile d’Anne Kessler représentant les protagonistes du drame.

Les Naufragés
De : Guy Zilberstein
Mise en scène : Anne Kessler
Avec : Eric Génovèse, Françoise Gillard, Laurent Natrella, Grégory Gadebois, Marie-Sophie Ferdane et Alexandre Steiger
Scénographie : Yves Bernard
Lumières : Arnaud Jung
Costumes : Jeanne Labib-Lamour
Musique originale : Bruno Coulais et Alexandre Steiger
Maquillages : Véronique Nguyen

Du 24 mars au 30 avril 2010

Théâtre du Vieux Colombier
21 rue du Vieux Colombier, 75 006 Paris
www.comedie-francaise.fr

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