Critique de Camille Hazard –
Le crime est-il légitime ?
Les Justes, écrite pendant l’année 1949 par Albert Camus, est une réponse à la pièce de Sartre Les mains sales. On y retrouve la même problématique, la même époque et dans un contexte historique similaire.
L’histoire met en scène un groupe de révolutionnaires socialistes russes qui préparent un attentat contre un duc. Celui-ci fait subir sa tyrannie et son despotisme à un peuple déjà en souffrance. Camus se sert de ce canevas pour poser la question de la légitimité du crime : peut-on tuer au nom de valeurs sociales et humaines, par soif d’égalité et de fraternité ?
© Élisabeth Carecchio
Qu’est-ce qu’être juste ? Camus, par la voix des différents personnages de ce groupe révolutionnaire, apporte plusieurs conceptions, plusieurs consciences : Stepan Tédorov, pousse son idéologie jusqu’à l’extrémisme : Kaliayev, chargé de lancer la bombe sur le duc, n’a pu accomplir son geste car celui-ci était accompagné de ses neveux. Stepan ne comprend pas cette faiblesse ; Dora lui demande alors « Et si le peuple pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ? ». Stepan répond alors : « Oui, s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. »
Kaliayev, au contraire, malgré les mois de préparatifs, recule et prend la décision de ne pas tuer les enfants, en tuant le duc. Dora, seule femme dans ce cercle, a fait le choix de laisser sa vie pleine de chaleur, de rire et d’amour pour se consacrer entièrement aux actions du groupe (c’est elle qui construit les bombes) : « …Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous. Ah ! Pitié pour les justes ! ». Elle crie sa frustration, puisque le simple bonheur humain lui est interdit et exprime en même temps, le tragique qui pèse sur le destin des « justes ».
© Élisabeth Carecchio
La force de ce texte réside dans les prises de paroles des personnages : on ne peut que tomber d’accord avec tous ! D’où la complexité de cette problématique posée par Camus. L’attentat contre le duc aura finalement lieu, Kaliayev est allé au bout de son geste. Sur le champ emprisonné, le chef de la police Skouratov, lui demande de faire un choix : être gracié s’il accepte de vendre ses amis et ainsi retrouver la liberté ou accepter la potence pour préserver la vie et les actions futures du groupe. Il reçoit, après cela, la visite de la duchesse qui vient d’enterrer son mari, celle-ci tente de le pousser dans les bras de la religion et de la foi, elle ne trouve de sens à la vie que dans la prière et dans le jugement de Dieu : « Il n’y a pas d’amour loin de Dieu, la créature est abjecte. Que faire d’autre que de la détruire ou lui pardonner ? ». Kaliayev sera pendu peu de temps après sa visite. L’écriture des Justes est imprégnée de lyrisme et de réalisme, traitant de questions politiques et morales, de la justice et de la liberté, de la fin et des moyens. C’est une pièce complexe et complète qui retrouve toute sa place dans notre société actuelle.
– La duchesse : « Je ne suis pas votre ennemie ».
– Kaliayev : « Vous l’êtes, comme tous ceux de votre race et de votre clan. Il y a quelque chose de plus abject encore que d’être un criminel, c’est de forcer au crime celui qui n’est pas fait pour lui. Regardez-moi. Je vous jure que je n’étais pas fait pour tuer ».
Suggérer, s’engager, jouer…
© Élisabeth Carecchio
La mise en scène de Stanislas Nordey est simple, efficace, elle fait entendre le texte à chaque instant dans sa forme la plus épurée et claire. Le plateau est vide, seul un mur dans le fond de scène (rappelant ainsi les tragédies antiques où le seul élément de décor était ce mur), symbolise la démarcation entre l’espace vital du groupe révolutionnaire et l’extérieur où l’attentat va se jouer ; une passerelle relie les deux mondes. Tous les autres éléments du décor (portes, fenêtres, chaises…) présents dans la pièce, sont suggérés à l’aide de lumières en forme géométriques. S.Nordey fait jouer les comédiens toujours de manière frontale et statique par rapport au public, une interprétation à l’antique pour une pièce d’une grande modernité. Ils ne se regardent jamais, même pour se répondre, de même leurs déplacements ne se font que verticalement ou horizontalement, comme s’ils suivaient des rails, leur diction est très segmentée, appuyée par des gestes de mains et le rythme des phrases dans la voix est le même pour tous les personnages. On comprend alors la volonté de S.Nordey d’engager viscéralement ses acteurs lorsqu’ils parlent, et en même temps, celle de nous montrer ces gens qui avancent ensemble vers un seul but. Ils forment une espèce d’entité idéologique que rien n’arrêtera, pas même la mort. Il a également travaillé l’atmosphère tragique des scènes qui donnent un poids en plus au texte. Ce parti pris de diction « hachée » renforce la mise en scène au début, mais dure un peu trop longtemps. Progressivement, les acteurs reviennent heureusement à un jeu plus simple. Ils arrivent tous à rester en énergie d’un bout à l’autre de la pièce. Emmanuelle Béart, très convaincante dans le rôle de Dora, retient ses sentiments en étant très touchante. Le rôle de la duchesse interprété par Véronique Nordey est puissant, majestueux. On a peu de mal à voir en elle, une reine shakespearienne ! Le texte nous parvient sans effort de la part de tous les comédiens, ce qui n’est pas une mince affaire compte tenu de la durée de la pièce (2h40) et de la complexité des propos tenus par Camus.
Il a certainement fallu beaucoup de travail et de force pour présenter cette pièce, le pari est réussi, autant dans la mise en scène que dans le jeu des acteurs. Les questions soulevées par Camus, plus que jamais d’actualité, résonnent encore longtemps après la représentation dans nos esprits…
Les Justes
De : Albert Camus
Mise en scène : Stanislas Nordey
Avec : Emmanuelle Béart, Vincent Dissez, Raoul Fernandez, Damien Gabriac, Frédéric Leidgens, Wajdi Mouawad, Véronique Nordey, Laurent Sauvage
Collaboration artistique : Claire Ingrid Cottenceau
Scénographie : Emmanuel Clolus
Lumière : Stéphanie Daniel
Son : Michel Zürcher
Costumes : Raoul Fernandez
Assistant : Yassine HarradaDu 19 mars au 23 avril 2010
Théâtre de la Colline
15 rue Malte-Brun, 75 020 Paris
www.colline.fr