À l'affiche, Critiques // Les frères Karamazov d’après Dostoïevski mise en scène de Frank Castorf, Friche industrielle Babcock, MC93, Festival d’Automne à Paris

Les frères Karamazov d’après Dostoïevski mise en scène de Frank Castorf, Friche industrielle Babcock, MC93, Festival d’Automne à Paris

Sep 10, 2016 | Commentaires fermés sur Les frères Karamazov d’après Dostoïevski mise en scène de Frank Castorf, Friche industrielle Babcock, MC93, Festival d’Automne à Paris

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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© Thomas Aurin

Ereintés, essorés, bouffés, sommes-nous au sortir de cette épopée russe et théâtrale de 6h30. Frank Castorf signe une adaptation des Frères Karamazof pleine de bruit et de fureur, de violence, de folie et d’humour. Ultime roman métaphysique de Dostoïevski qui interroge Dieu et la société russe en pleine déliquescence autour de trois frères et d’un parricide.

Nadryw disent les russes pour exprimer l’exacerbation des sentiments, une ultra-sensibilité qui vous fait gueuler, chialer sans demi-mesure. Frank Castorf pousse à bout cette étrange exaspération. Les comédiens, tous exceptionnels dans leur engagement total, d’une énergie qui jamais ne s’essouffle, usent de cette théâtralité volontaire de jeu possible et risqué. Castorf les pousse dans leur ultime retranchement. Mais l’intérêt vient de l’utilisation constante de la vidéo. Frank Castorf pousse au plus loin cette utilisation d’un outil scénographique qu’il a lui-même initié il y longtemps. Dans cette immense friche industrielle, l’usine Babcock de la Courneuve, où la scénographie déployée prend toutes ses aises, entre Datcha flottante et immeuble communautaire, sauna, chapelle, longs couloirs, cuisines, chambres… autant d’intérieurs, d’espace en principe privé, où les acteurs sont littéralement traqués par la vidéo qui jamais ne les lâche. Scrutés, harcelés au plus près, mis à nu, il y a comme une violation cynique de leur intimité, un dévoilement impudique mais parfaitement assumé par les comédiens eux-mêmes qui jouent de et avec cette caméra toujours en alerte. Le regard en coin de Jeanne Balibar, présente dans cette création, vers l’objectif en dit long sur cette complicité sinon duplicité. Nait un étrange frottement, une distorsion heureuse et troublante, entre ce jeu superbement outré et maîtrisé, théâtral et magistral en diable, ces gueulantes alcoolisées contrastant avec les confidences sur le souffle, et les gros plans des visages et des corps projetés sur l’immense écran au centre du plateau et qui vous collent définitivement à la rétine. Car les acteurs le désertent souvent ce plateau. Hors de notre vue, ils cavalent. Ils cavalent à perdre haleine d’un endroit l’autre, d’un décor l’autre, en extérieur même parfois. Jusqu’au pinacle de cette usine, vue imparable sur la Courneuve, pour un ébouriffant monologue, le cœur de l’œuvre, Le Grand Inquisiteur. Vissés sur nos sièges, les yeux braqués sur l’écran, devant tant de hauteur soudain, un vertige nous prend qui ne nous lâche plus. Et quand ils sont devant nous, assis sur de simples chaises de plastique, ce qu’ils balancent sur le plateau participe de la même énergie, la même rage. A les voir exploser des pastèques on frémit de tant de puissance. Rapetissés peut-être sans le filtre de la vidéo mais phénoménaux de présence brute et d’engagement absolu.

Et fidèle à lui-même Frank Castorf dynamite avec éclat et talent non seulement la mise en scène, totalement explosée, mais aussi l’œuvre de Dostoïevski qu’il contamine avec talent. Ce n’est pas seulement la Russie du XIXème qui est interrogée mais à l’aune de celle-ci celle du XXIème, la Russie de Poutine, postsoviétique. « Une génération de merde ». Etroitement imbriqués au roman des extraits de l’anarchiste russe DJ Stalingrad, pourfendeur lucide du régime. Comme si aujourd’hui, dans le chaos actuel russe, la question de Dieu redevenait centrale entre sa présence ou son absence. Sans Dieu plus de vertu. Tout est possible. Et c’est dans ce « tout est possible » prémonitoire, cette perte de sens que se joue le destin des frères Karamazof et par extension, ici, le peuple russe. Frank Castorf raccorde avec justesse Dostoïevski à la Russie contemporaine, visionnaire d’un pays aujourd’hui en pleine débâcle, au bord du gouffre, entre réaction et anarchie, néo-fascisme et nationalisme. Et dans ce maelstrom, cette mise en scène assourdissante, bouillonnante, surgit quelque chose d’infini rare et précieux, sans complaisance, la fragilité infinie et douloureuse de l’homme qui signe sa perte. Et c’est cela que Frank Castorf traque et scrute avec tant de véhémence. Alors oui, on sort dans la nuit avancée de l’usine Babcock épuisé mais avec l’impression tenace d’avoir traversé un siècle et d’avoir nous aussi rencontré sinon vaincu le diable. Avec ce même foutu sentiment de saturation: nadryw.

Les frères Karamazov de Fédor Dostoïevski
Mise en scène Frank Castorf
Avec Hendrick Arnst, Marc Hosemann, Alexander Sheer, Daniel Zillmann, Sophie Rois, Kathrin Angerer, Lilith Stangeberg, Jeanne Balibar, Patrick Güldenberg, Margarita Breitkreiz, Frank Büttner,
Scénographie et costumes Bert Neumann
Lumières Lothar Baumgarte
Vidéo Andreas Deinert, Jens Crull
Caméra Andreas Deinert, Mathias Klütz, Adrien Lamande
Montage Jens Crull
Musique  Wolfgang Urzendowsky
Son Klaus Dobbrick, Tobias Gringel
Prise de son William Minke, Dario Brinkmann
Dramaturgie Sebastien Kaiser

MC93 / Friche industrielle Babcock
80 rue Emile Zola
93210 La Courneuve
(RERB La Couneuve-Aubervilliers)
-Navette retour vers Paris les soirs de semaine-

Du 7 au 14 septembre 2016
à 17h30 tous les jours sauf samedi et dimanche à 15h
Relâche les vendredi 9 et lundi 12 septembre
Réservation 01 53 45 17 13
www.festival-automne.com
 

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