© Philippe Brault
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Mathilde, Anne, Rose, Charlotte, Lili, Manon, Dora, Elodie. Ce sont les filles, les femmes du Saint-Laurent. Il y a Martin, aussi. Et le Fleuve, le Saint-Laurent. De Coteau-du-Lac à Lourdes-de-Blanc-Sablon, du nord au sud, en passant par Québec, le fleuve charrie des cadavres, recrachés sur ses rives. Corps non identifiés découverts par ces femmes, cet homme, au hasard d’une marche, d’un rencard clandestin, d’une pause cigarette… De cette sidération, de cette confrontation brutale et inouïe avec la mort, les personnages vont se révéler à eux-mêmes. De ces vies somme toute banales, coincées dans un quotidien qu’elles et lui subissent, elles et lui vont se libérer, faire jaillir une force de vie qu’elles et lui ne soupçonnaient pas. Femmes se révélant fortes, puissantes même, étonnées de ce qui s’ouvrent à elles. Homme se révélant fragile, désarmé, étonné de ce qui lui échappe. Et le fleuve en dialogue comme un miroir de ces émotions qui les traversent… Les filles du Saint-Laurent ce sont des portraits de femmes, de différentes générations, vies minuscules dans les rets d’un quotidien qui les broie lentement et dont le destin bascule un jour sur les rives du Saint-Laurent. Parcours singuliers qui dessinent un portrait général de la condition féminine où l’intime devient l’universel. Et puis il y le portrait du Saint-Laurent, figure centrale de cette création qui définit le territoire de chacune, intime, géographique, historique. Impulse une dynamique, un courant qui les emporte aux confins d’elle-même au risque de se perdre. Annick Lefebvre et Rebecca Déraspe signent une œuvre bouleversante, résolument engagée, féministe. Ce n’était sans doute pas la volonté première, disent-elles, mais l’évidence est là, nous saute aux yeux. De ces vies subies, de ses situations imposées par la toute-puissance du patriarcat, de ces femmes dépossédées d’elles-mêmes, et de cet homme, très beau et juste contrepoint parce que tout aussi sensible, elles dressent un portrait sans concessions, sans la rage qui aveugle mais terrible de lucidité âcre et de vérité aigüe. Il n’y a pour elles aucun sujet tabou. Violences conjugales, alcoolisme, drogue, sexualité, jouissance, frigidité… l’écriture est crue, directe, violente même, qui vous ravage et vous fracasse. Le tragique le dispute à l’humour au rythme des émotions qui les traversent tous. C’est d’une sensibilité écorchée qui vous cisaille net. Et cette œuvre chorale, cette parole libérée est magistralement mise en scène par Alexia Bürger. Plateau nu, en pente légère, la parole se succède comme un flot irrépressible et continu, tout en fluidité. Le rythme épouse les méandres du Saint-Laurent, ce fleuve ici personnifié, tumultueux ou apaisé mais jamais en repos. On ne perd rien de ce qui est dit, la parole est frontale, aux spectateurs adressés, témoins impuissants de destins en proie au chaos avant la résilience. Les corps aussi parlent, ensemble ou séparément, chorégraphiés, exprimant l’ineffable, l’insoutenable parfois, de quelques impulsions, de quelques gestes ébauchés. Alexia Bürger tisse entre les personnages des fils ténus et solides, trame serrée d’une toile qui les enserre dans une communauté de destin pour ne faire bientôt qu’une entité. Et pour soutenir, défendre une œuvre si dense et volontaire il fallait bien ces actrices-là et cet acteur-là. Dirigés de main-de-maître, engagés avec force dans l’appréhension de cette écriture fleuve, ils offrent à leurs personnages fouaillés au plus profond, jusqu’à l’écorchure, une incroyable et belle humanité, bouleversants de vérité données sans fard, sans retenue, sans pudeur, sans bouffissure. D’une justesse âpre, rugueuse et qui vous prend aux tripes.
© Philippe Brault
Les filles du Saint-Laurent de Rebecca Déraspe en collaboration avec Annick Lefebvre
Mise en scène d’Alexia Bürger
Avec Annie Darisse, Marie-Thérèse Fortin, Ariel Ifergan, Louise Laprade, Gabrielle Lessard, Marie-Eve Milot, Emilie Monnet, Elkahna Talbi, Catherine Trudeau, Tatiana Zinga Botao
Assistanat à la mise en scène : Stéphanie Capistan-Lalonde
Scénographie : Simon Guilbault
Costumes : Julie Charland assistée d’Yso
Lumières : Marc Parent
Musique : Philippe Brault
Accessoires : Julie Measroch
Maquillages et coiffures : Angelo Barsetti
Conseil aux mouvements : Wynn Holmes
Régie : Stéphanie Capistan-Lalonde
Du 4 au 21 novembre 2021 à 20 h
Théâtre de la Colline
4 rue Malte-Brun
Réservations 01 44 62 52 52
Tournée :
18 janvier-12 février 2022 Au centre du Théâtre d’aujourd’hui-Montréal
comment closed