© Jean-Louis Fernadez
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Encore une fois Alain Françon fait preuve de son immense talent à dépoussiérer Marivaux, un répertoire tombé, à quelques exceptions près, dans le cliché, la pose et l’imposture. Alain Françon ne cherche pas à l’actualiser à marche forcée mais il démontre, remis dans son contexte, sa modernité, sa radicalité et son acuité. Les fausses confidences, après La seconde surprise de l’amour, fait montre à nouveau de son appétence au texte classique et surtout de la puissance de la langue, du verbe et de son usage retors. Qui possède la langue et sa maîtrise possède le pouvoir, qui en use manipule au besoin celui qui écoute. Et c’est bien ce langage-là, dans une épure absolue qui confine à la grâce, que met en scène Alain Françon. La puissance absolue de la parole jusque dans le mensonge qui métamorphose les êtres et infléchi irrémédiablement leur destin. Dans cet espace vide, quasi abstrait, rien ne fait obstacle à ce qui est énoncé pour entendre la profondeur intrinsèque du texte de Marivaux, cette langue sublime du XVIIIème qui bat, épouse l’arythmie des cœurs confondus. A la mécanique tout horlogère des sentiments qui s’emballent et se découvrent répond une mise en scène tout aussi précise et minutieuse, à l’os, d’une grande fluidité, éclairant avec rigueur le texte et ses enjeux, délabyrinthant finement et avec intelligence les méandres tortueux et délicats du désir et de son épiphanie. « Quand l’amour parle il est le maître », voilà qui est dit. Mais la révélation du mensonge et de l’aveux laissent place aussi et soudainement au silence, formidable scène où s’engouffre entre ces deux-là, Araminte et Dorante, sidérés, enfin accordés, brutalement et longuement muets, une vérité abrasive et libératoire qui se passe désormais de tout commentaire et confidences mensongéres.
Cet amour-là est aussi une histoire d’émancipation. Dorante, « timbré » d’amour pour Araminte, veuve et richement dotée, la révèle à elle-même qui ose s’émanciper des conventions au risque assumé du scandale. Les vraies-fausses confidences de Dubois, ancien domestique de Dorante et désormais celui d’Araminte, pour favoriser ce mariage et contrer l’acharnement d’une mère résolue à faire épouser sa fille à un comte et lui faire obtenir une particule en évitant un procès, ouvre une brèche scandaleuse dans un monde de convenances et de faux-semblants où il ne se fait pas d’aimer un être socialement inférieur, qui plus est son intendant désargenté. Ce à quoi nous assistons ici est la naissance d’un esprit libre, sinon libertaire, affranchi, qui ose la fronde sans désemparer. Araminte en cela est le marqueur d’une critique sociale portée sans faux-semblant par Marivaux faisant fi de la morale d’une société et d’un siècle perclus de conventions. Pièce de 1737 reçue sans enthousiasme, avec tiédeur, 1793 vit son triomphe…
Et encore une fois il y a le corps, cet autre discours, en creux celui-là. Qui trahit les sentiments tus, dément ce qui est énoncé. Au bord de s’effondrer possiblement mais qui jamais ne tombe vraiment, que l’on tente – en vain – en tremblant de maîtriser. Toujours à distance de l’objet désiré, frontière invisible et fragile que l’on s’impose, avant de s’aboucher comme par inadvertance. Et cette fulgurance d’un geste soudain inattendu, un banc enjambé sans souci d’élégance, exprimant là une résolution, une décision irrévocable, l’empressement irrépressible d’un désir, celui d’aller vers son destin autant par amour qu’amour-propre. Un corps décorseté du carcan social qui se souci soudain comme d’une guigne des apparences que cet enjambement stupéfiant, on y revient, dénonce et résume lapidairement combien les corps chez Alain Françon ont cette importance jamais relative mais tout aussi centrale que le texte dont ils sont le corolaire, portant les séquelles invisibles du discours.
Georgia Scalliet époustouffle et sidère encore une fois. Ce qu’elle compose ici, dans cette appréhension d’un amour qui s’impose à elle et cristallise chez elle tous les possibles d’un avenir sans plus de compromis, est de l’ordre de l’indicible. Une composition subtile et toute en nuance qui ne cherche pas la joliesse et la grâce, épithètes trop souvent accolées aux figures féminines de Marivaux, mais une vérité poignante devant la contradiction des sentiments qui l’assaille par la manipulation dont elle est l’objet et qui l’oblige à affirmer frontalement son désir. Fascinant aussi de voir ce corps lâcher bien avant le cœur… Pierre François Garel est littéralement « timbré », un coup de foudre, dont il fait le moteur vrombissant de son personnage, irradiant chacune de ses apparitions. Et dans le rôle de Dubois, serviteur de deux maîtres, Gilles Privat. Le grand Gilles Privat qui nous offre là la quintessence d’un art rôdé aux plus grands auteurs. Comment résumer la jubilation de son personnage à œuvrer pour Dorante et son affection pour Araminte sinon dans ce petit saut allègre, si discret pourtant, en fond de scène et dans une obscurité entre chien et loup… Dominique Valadié, Madame Argante, roide et arc-boutée sur ses principes de classe, précipitant une résolution qu’elle n’attendait certes pas, déploie toute la finesse de son talent, évite la caricature. Il en va ainsi de l’ensemble de la distribution, dirigée au cordeau, qui fait entendre le texte sans affectation mais avec une précision redoutable. La langue si acérée de Marivaux résonne et avec elle toute la complexité des sentiments amoureux qui mènent à la révélation de soi…
© Jean-Louis Fernadez
Les fausses confidences, texte de Marivaux
Mise en scène d’Alain Françon
Avec : Pierre-François Garel, Guillaume Lévêque, Gilles Privat, Yasmina Remil, Séraphin Rousseau, Alexandre Ruby, Georgia Scalliet, Maxime Terlin, Dominique Valadié
Assistante à la mise en scène : Marion Lévêque
Décor : Jacques Gabel
Lumière : Joël Hourbeigt et Thomas Marchalot
Costumes : Pétronille Salomé
Musique : Marie-Jeanne Séréro
Coiffures, maquillages : Judith Scotto
Conseil chorégraphique : Caroline Marcadé
Assistante costumes : Charotte Le Gal
Musiciens : Floriane Bonanni, Renaud Guieu, Quentin Lupinko
Du 23 novembre au 21 décembre 2024
Du mardi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 15h
Durée 1h45
Théâtre des amandiers de Nanterre
Centre dramatique national
7 avenue Pablo Picasso
92022 Nanterre
Réservations : 01 46 14 70 00
Tournée :
08-10 janvier 2025, Théâtre de l’Empreinte / Brives
15-16 janvier 2025, Scène Nationale, Albi
22-26 janvier 2025, Théâtre Montansier, Versailles
30-31 janvier 2025, Opéra de Massy
12-13 février 2025, Théâtre Saint-Louis, Pau
25-26 février 2025, Maison de la Culture, Amiens
04-06 mars 2025, Le Quai, Angers
18-21 mars 2025, Théâtre du Jeu de Paume, Aix en Provence
25-29 mars 20125, Théâtre Municipal, Caen
02-05 avril 2025, Scène Nationale, Annecy
08-11 avril 2025, CDN, Saint- Etienne
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