© Hélène Bozzi
ƒƒƒ article de Garance
Les enivrés, c’est un spectacle représentant cette fraction de seconde en apesanteur que nous offre l’ivresse. C’est ce moment où tout est bouleversé et où pendant un moment infime, indicible, la vérité sort comme une chanson, au bout des lèvres, les tabous sociétaux se relâchant et s’apaisant. Avec ces petits contes effroyables et pittoresques, nous suivons diverses histoires, où chacun, à travers son enivrement, se retrouve face à sa noirceur la plus splendide. Cette noirceur, Viripaev la connaît bien puisqu’il l’a lui-même côtoyée durant sa jeunesse à Irkoutsk, dans un quartier difficile. Pour lui, le théâtre et le banditisme ne sont pas si indissociables, le romantisme et l’escroquerie en étant leurs piliers. En effet, il est ici impossible de parler des Enivrés s’en parler d’escroquerie, d’illusion, de mirage. Ivan Viripaev se tient sur tous les fronts : acteur, dramaturge, réalisateur, scénariste. Les Enivrés a remporté le Prix Domaine Étranger et le Prix de la Traduction aux Journées de Lyon des Auteurs de Théâtre 2014.
À travers ce kaléidoscope poisseux, ou cet anti-kaléidoscope, nous devons surpasser la couche de crasse pour voir la beauté de l’homme. Cette saleté humaine est indispensable au processus de conscientisation poétique de la langue de Viripaev. D’abord sauvages, les mots trompent, donnent l’illusion d’une maladresse incontrôlable puis cela se décante et l’harmonie, l’osmose et l’intelligence se laissent voir, nous faisant tomber de haut. Cette langue-là ensorcèle et débusque le sensible, cache et révèle à la fois. Le rythme permet de créer des ouvertures, de nouveau espaces de jeux. Clément Poirée, tel un chef d’orchestre, redonne toutes leurs dimensions sacrées et terrifiantes aux silences, cassant par moment l’harmonie et suivant ainsi cette trame de l’imperfection et sa splendeur. Poirée se risque également à suivre et amplifier les effets de l’ivresse en rallongeant le temps, en brisant l’eurythmie, risque récompensé car à travers cet étirement les mots en sont grossis, évalués différemment, extrapolant l’absurdité même de leurs compositions et existences. C’est aussi grâce à ce zoom du langage que nous jaugeons l’importance de la traduction de chaque mot et de leurs corrélations.
Dans cette pièce tout s’inverse : les choses Ô combien importantes se retrouvent rapetissés, ridiculisées et les petits détails insignifiants reprennent toute leur importance, devenant matière de jeux et de pulsions. Car si nous ne possédons pas la grandeur des dieux, amusons-nous avec ce que nous possédons : « notre propre capacité à nous déprimer nous-même. » C’est pourquoi l’immondice humaine est ici reine. Jouer de notre tragédie et devenir le dieu vengeur de notre propre miséricorde. Ainsi des conteurs sont présents tout du long, tels des esprits, la vapeur d’alcool, le souffle de ces enivrés qui prendrait vie en de petites anti-maximes dissociant la réalité et la vérité, les confondant également.
La scénographie est pensée elle aussi pour duper. Cette dernière devient réellement un personnage à part entière, avec des mécanismes de plaques tournantes tout se met à trembler et bouger, les meubles se meuvent d’eux-mêmes. Ce personnage la trompe, hostile, il créée un sentiment d’oppression, d’enfermement, de débordement qui poussera les personnages à se révéler, à s’extirper de leurs propres misères en un ras-le-bol général. Sur scène les comédiens sont splendides et effrayants de cette beauté disgracieuse. Les enivrés c’est cet hymne à la vie, avec ces défauts, cet amour étourdi.
© Léna Roche
Les enivrés, texte d’Ivan Viripaev
Texte français Tania Moguilevskaia et Gilles Morel
Mise en scène Clément Poirée
Avec John Arnold, Aurélia Arto, Camille Bernon, Bruno Blairet, Camille Cobbi en alternance avec Marion Malenfant, Thibault Lacroix, Matthieu Marie, Mélanie Menu
Scénographie Erwan Creff, assisté de Caroline Aouin
Lumières Elsa Revol, assistée de Sébastien Marc
Costumes Hanna Sjödin, assistée de Camille Lamy
Musiques Stéphanie Gibert
Maquillages Pauline Bry, assistée d’Emma Razafindralambo Delestre et Margaux Duroux
Peinture décor Caroline Aouin assistée d’Alice Gauthier
Construction décor Atelier Jipanco
Collaboration artistique Margaux Eskenazi
Régie générale Farid Laroussi
Régie Laurent Cupif, Michael Bennoun, Thibaut Tavernier
Habillage Émilie Lechevalier, Françoise Ody
Du 17 au 21 décembre 2019
Du mardi au samedi à 20 h
Salle Serreau
Durée : 2 h 20
Théâtre de la Tempête
Cartoucherie
Route du Champ-de-Manœuvre
75012 Paris
Réservation 01 43 28 36 36
www.la-tempete.fr
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