ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Jean-Christophe Barbaud et Frédéric Schmitt ont eu l’idée non pas d’adapter l’intégralité du Loup des Steppes d’Hermann Hesse que des générations successives ont lu dans leur jeunesse, mais d’en extraire uniquement la première partie, pour en faire une création théâtrale en soi : Les Carnets de Harry Haller.
Le Loup des Steppes, publié en 1927 puis interdit par le régime nazi, est un roman sans doute plus complexe dans sa construction que les autres œuvres du romancier de langue allemande couronné par le Prix Nobel de littérature en 1946. « Le Manuscrit de Harry Haller », dont est extrait la courte première partie, objet de la pièce, est interrompu par le « Traité du Loup des Steppes » d’une trentaine de pages, qui est un récit miroir dans les pérégrinations d’un intellectuel cinquantenaire asocial, réfugié dans une pension bourgeoise pour mieux entretenir en quelque sorte sa névrose.
Dès le début de la pièce de Jean-Christophe Barbaud et Frédéric Schmitt, la question de la dualité de l’être humain qui traverse tout le roman est bien posée. Après avoir fait les cent pas pendant que les spectateurs s’installent dans la jolie petite salle parisienne du Théâtre du Roi René, le comédien, tout de noir vêtu, rejoint le seul élément du décor, une chaise sous une douche de lumière, et saisit sur le pupitre le roman pour chuchoter sa première phrase : « La journée s’était écoulée exactement comme s’écoulent toutes les autres journées. J’avais passé le temps, je l’avais doucement tué grâce à mon art de vivre primitif et farouche ». S’ensuit une gestuelle saccadée, reflet de l’inquiétude, état d’intranquillité comme l’écrira plus tard Pessoa, du personnage, mais aussi de son animalité. Si les mouvements exécutés par Frédéric Schmitt s’apparentent au début davantage à ceux d’un oiseau fébrile qu’à l’espèce des canidés et si l’artificialité de la voix initiale ne convainc pas pleinement, très vite on entre heureusement dans un autre registre avec une diction affirmée et convaincante quand Hesse aborde à travers son double Haller ses thématiques favorites : la haine de la guerre ; la solitude de l’homme, ses souffrances, son tiraillement entre des « désirs sauvages », ses envies destructrices furieuses des choses et de soi-même, ses désirs pervers comme celui de « séduire une petite jeune fille », penchant qui résonne étrangement avec l’actualité…
Parallèlement à cette représentation littéraire de la dualité humaine, très probablement influencée par les concepts jungiens d’animus et d’anima, puisque Hesse a suivi une psychanalyse avec l’un des disciples de Jung, les développements consacrés au monde bourgeois, rejeté par l’écrivain et son héros, sont bien mis en valeur dans Les Carnets de Harry Haller. Le fameux passage de l’escalier est extrêmement bien scénographié grâce notamment au jeu de lumières simple mais transportant efficacement le spectateur dans cet intérieur propret, objet à la fois de fascination et de rejet, d’une « existence humaine » « devenue absurde » réduite à un parquet bien ciré et un araucaria resplendissant.
Le jeu de lumières est également inventif lors de la découverte par Harry Haller du « théâtre magique » et de l’apparition de ses « lettres fugitives, invisibles » matérialisées par des points rouges lumineux dansant sur le plateau et les murs, et accompagnés d’une voix off.
On est moins convaincu par la bande son, en dépit de l’omniprésence bien restituée dans son idée de la musique et des compositeurs classiques dans Le Loup des Steppes. La pertinence de la sélection musicale en tant que telle n’est pas certaine (par exemple un bref fragment des variations de Bach pour l’épisode de l’escalier, ou le court extrait de La Mélodie du bonheur lorsque l’expression « réservé aux insensés » est prononcée qui produit un décalage peu compréhensible) non plus que leur restitution matérielle, du fait de découpes abruptes ou de l’absence de transitions (par exemple de Bach au son de la pluie), à l’instar de la découpe et des respirations parfois curieuses dans le rythme des phrases. Mais il s’agit peut-être d’un choix délibéré voulant souligner la schizophrénie de Haller, passant soudainement d’un état à un autre.
Il faut saluer la très grande maîtrise du texte par le comédien Frédéric Schmitt qui ne trébuche jamais dans les chausse-trappes de cette dense narration qui le place sur scène 1 h 10 durant, sur le plateau mais aussi parmi les spectateurs de courts instants comme pour mieux faire partager l’intimité de ses mots.
La noirceur du personnage des Carnets de Harry Haller n’est pas aussi grande que celle que l’on retient à la fermeture du Loup des Steppes, dont l’interprétation stimulante invitera à n’en pas douter nombre de spectateurs à aller relire l’œuvre de Hesse.
Les Carnets de Harry Haller, extrait du roman Le Loup des Steppes écrit par Hermann Hesse
Compagnie Théâtre Odyssée
Mise en scène Jean-Christophe Barbaud
Lumières Sophie Corvellec
Création graphique Vincent Treppoz
Avec Frédéric Schmitt
Du 3 janvier au 7 mars 2020
A 19 h 30, du jeudi au samedi
Durée 1 h 10
Théâtre du Roi René
12 rue Edouard Lockroy
75011 Paris
Du 3 au 26 juillet 2020 dans le Off du Festival d’Avignon
Espace Saint-Martial
2 avenue Jean-Henri Fabre
84000 Avignon
Réservation 01 47 00 43 55
www.theatreduroirene.com
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