Critique de Camille Hazard –
« Légendes de la forêt viennoise », pièce écrite au début des années 30 pendant la montée du fascisme en Allemagne et en Autriche par Ödön von Horváth, se présente comme une chronique de la vie populaire viennoise.
À Paris, dans une rue commerçante du 8ème arrondissement. Ici les gens se connaissent depuis toujours et forment un solide maillon en apparence. Mais lorsqu’on gratte un peu, on se rend compte qu’il en va tout autrement : racontars, jugements, tromperies, hypocrisie, bassesses, le tout enrubanné de moments chaleureux…
Marianne, fille du marchand de jouets doit se marier avec Oscar. Ils se connaissent depuis l’âge de quatorze ans mais ne l’aime pas. Les fiançailles ont bien lieu et le quartier se retrouve dans la forêt viennoise pour fêter cet événement si attendu ! Mais la forêt est le lieu de l’intériorité, des désirs cachés, c’est le lieu où l’on se perd pour mieux se retrouver, où l’on quitte toute sa civilité pour retrouver ses instincts et c’est l’endroit bien sûr propice aux rencontres…
Durant cette célébration dans les bois, Marianne tombe éperdument amoureuse d’Alfred. Elle s’enfuit avec lui, et rompt toute convenance sociale pour vivre cet amour. Mais Oscar et la petite communauté sont bien décidés à la ramener à la raison et… à la maison. Son amour et sa réaction ne peuvent être autre chose qu’un moment d’égarement ! Elle sera jugée par sa famille, ses voisins, ses amis, l’église…
Dans cette pièce, Horvath brouille les pistes. Il fait vivre ses situations dans des espaces-temps divers, aux mains d’une foule de personnages, où le tragique côtoie le cynisme le plus complet, où le réalisme et l’ordinaire fréquentent l’absurde et le comique pur… Mais surtout, il noie son intrigue à travers la pièce : les indices sont disséminés aux quatre coins des scènes, nous ne suivons jamais qu’une seule ligne narrative. Nous découvrons la vie de ces personnages et soudain, une réaction, un mot de trop, suffisent à relancer le récit. Car à travers cette pièce, Horváth ne s’applique pas seulement à dénoncer le sectarisme (qui conduira au fascisme et aux horreurs que nous connaissons) mais tente de le démasquer chez les petites gens, de comprendre comment il imprègne un cerveau jusqu’à le lessiver; il se met en guerre contre la bêtise, l’hypocrisie, les morales étriquées et fanatiques inculquées entre autre par l’église et l’éducation. Horváth, en homme visionnaire et perspicace, nous met une nouvelle fois en garde contre nos dérives, nos idées au nom du politiquement correcte, de la norme et de la masse.
Propos tristement actuel…
Salle de jeu et figurines pour des marionnettes qui valsent.
Alexandre Zloto choisit de signifier la bêtise, le sectarisme et la montée du fascisme en mettant en scène un monde de poupées : jouets de puissances qui les dépassent, figurines qui obéissent sans comprendre…
Tout d’abord le décor. Chaque élément est pliable, modulable comme des jouets qu’on l’on monte et démonte. Il y a même des arbres qui s’encastrent dans le sol à la manière des jeux pour bébés : le carré rentre dans le carré, le rond dans le rond… ! Les vitrines des magasins, tout en respectant l’époque des années 30, ressemblent à des petites constructions miniatures pour jouer à la marchande.
Puis les personnages. Ils évoluent sur des distances calculées et donnent l’impression d’avancer sur un circuit électrique balisé : boucherie-magasin-de-jouets-tabac-forêt-boucherie-forêt… Ils s’animent comme des marionnettes, armées de phrases creuses et d’expressions clichées !
« Dieu a donné, Dieu a repris… Qui aime bien châtie bien… » Les mouvements, les déplacements récurrents et les phrases répétitives sont entrecoupés de suspensions musicales (déjà présentes dans les didascalies de la pièce). « Légendes de la forêt viennoise », valse (1868) de Johann Strauss dans laquelle la joie de vivre viennoise est poussée à son paroxysme, crée une opposition entre la légèreté de cette musique fleuve et le sort qui s’acharne sur le personnage révolté de Marianne. Toute la critique et l’ironie d’Horváth est présente dans ces quelques notes enivrantes.
Une troupe engagée qui nous tend un miroir !
Cette pièce, bien qu’écrite en 1930, fait douloureusement écho à notre présent. Le style “décomplexé” et assumé par le pouvoir, les prises de paroles non réfléchies et haineuses envers certaines communautés ne prédisent rien de bon pour notre pays. Monter cette pièce est un acte militant de la part du Taftheatre. Pourtant, Alexandre Zloto ne se suffit pas du texte d’Horváth, il prend les spectateurs à bras le corps pour les mettre face à eux-mêmes. Le bar où les spectateurs boivent et se divertissent avant le spectacle et pendant l’entracte devient scène et spectacle, nous voilà assimilés aux protagonistes de l’histoire.
Nous ne sommes bien sûr pas la classe noble du temps de Marivaux et les deux auteurs ne se ressemblent ni dans l’écriture ni dans l’époque, mais il s’agit bien ici de nous tendre un miroir, de nous montrer nos ridicules et notre bêtise ! Et comme dans les pièces de Marivaux, Horváth fait rire par son cynisme et ses personnages comiques.
La troupe a mené un gros travail de chorégraphie, de mise en espace et d’improvisations. Julie Autissier (Marianne) est touchante par son naturel, elle ne tombe jamais dans une démonstration de souffrance ou d’injustice. Sabine Zovighian qui interprète plusieurs personnages secondaires incarne une enfant à couette et malicieuse avec autant d’agilité qu’en aristocrate aveugle ou en danseuse de revue. Elle transporte en elle plusieurs univers profonds et aboutis.
Enfin, laissons cette phrase du texte nous parvenir encore :
« Elle s’est imaginé qu’elle pouvait transformer le monde à son idée. Mais le monde n’écoute que les gens raisonnables. »
Légendes de la Forêt Viennoise
De : Ödön von Horváth
Mise en scène : Alexandre Zloto
Assistant mise en scène : d’Adrien Dupuis-Hepner
Avec : Charlotte André, Julie Autissier, Ariane Bégoin, Franck Chevallay, Maria Furnari, Dan Kostenbaum, Florent Oullié, François Pérache, Yann Policar, Honorine Sajan, Pierre-Emmanuel Vos et Sabine Zovighian
Costumes : Anaïs Heureaux, Jeanne Held
Son : Adrien Dupuis-Hepner
Scénographie : Jean-Marc Alby
Peintures et patines : Léa Delescluse
Marionnette : Charlotte Gauthier
Création lumière : Ruddy Fritsch
Régisseur lumière : Victor Arancio
Chorégraphies : Marie BarbottinDu 11 mars au 1er avril 2011
Théâtre du Soleil
Cartoucherie, Route du champs de manœuvre, 75 012 Paris – Réservations 01 43 74 24 08
www.theatre-du-soleil.fr