Critiques // Le Théâtre et son double, de Gwenaël Morin et Antonin Artaud, mis en scène par Gwenaël Morin, au Centre national dramatique Nanterre-Amandiers

Le Théâtre et son double, de Gwenaël Morin et Antonin Artaud, mis en scène par Gwenaël Morin, au Centre national dramatique Nanterre-Amandiers

Mar 16, 2020 | Commentaires fermés sur Le Théâtre et son double, de Gwenaël Morin et Antonin Artaud, mis en scène par Gwenaël Morin, au Centre national dramatique Nanterre-Amandiers

 

© Richard Sammut

 

ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Le spectateur qui se rend à Nanterre pour assister au spectacle Le Théâtre et son double ne rentre pas dans la grande salle des Amandiers à Nanterre comme d’ordinaire. Il est invité à passer par l’extérieur et entre dans une bulle de plastique blanc géante qui se situe en fait, comme il s’en apercevra en sortant, sur le plateau de la grande salle du CND. Cet espace inédit qui a été conçu par le metteur en scène comme une cathédrale, une nef, peut évoquer d’autres choses, un lieu de confinement, de quarantaine, aseptisé, ce qui le soir même de l’annonce présidentielle de la mise en veille de tous les établissements publics français pour limiter la diffusion du Covid-19 pourrait revêtir beaucoup de sens ; d’autant plus encore que l’un des chapitres clefs du livre d’Artaud, « le théâtre et la Peste » est construit sur une analogie avec cette épidémie. De fait, les Amandiers, à l’instar de la plupart des autres lieux de spectacles a fermé ses portes le lendemain. En dehors de cet aspect conjoncturel que ne pouvait prévoir le metteur en scène, le rapport avec le milieu hospitalier est évidemment pertinent pour présenter une œuvre d’Antonin Artaud, qui fut interné plusieurs années, hospitalisation et traitements auxquels il est d’ailleurs fait référence dans le spectacle. Mais ce lieu pourrait évoquer aussi celui d’une matrice (les plissements de plastique sur l’un des côtés de la longueur de la structure évoquent d’ailleurs très explicitement l’entrée d’un organe matriciel), chaude, dans laquelle une gestation se produit, celle d’une réflexion sur le théâtre, telle que dévoilée par Artaud.

Le Théâtre et son double par Gwenaël Morin n’est pas une adaptation en tant que telle des différentes lettres composant le livre éponyme  d’Antonin Artaud publié par Gallimard en 1938, mais une extrapolation, à partir de…

Tout l’espace forme la scène, bien éclairée par un lustre d’immenses néons. Les spectateurs s’assoient en attendant l’heure, par terre sur le plastique blanc immaculé, en tailleur le dos bien droit ou avachis penchés sur leurs portables ou encore allongés, formant des taches de couleurs éparses réparties sans logique sur la bâche, ne sachant pas où le spectacle va se tenir et attendant de potentielles consignes. Ils sont venus voir du théâtre, avec des billets indiquant « placement libre », liberté de placement plus proche d’un concert dans la fosse que d’une salle de théâtre. Le spectacle a d’une manière déjà commencé en incitant ainsi les participants à faire un premier choix, adopter un premier positionnement dans un environnement inhabituel. Les comédiens surgissent d’une trappe que l’on n’avait pas aperçue, se mettent en cercle et un premier monologue débute devant un panneau matelassé représentant le livre d’Artaud.

Tout de suite, on entre dans son univers, celui de ne pas vouloir que le théâtre se limite à un texte, mais se serve de tous les langages, c’est-à-dire des sons, des cris, des gestes. « Briser le langage pour toucher la vie ». Le premier comédien s’y emploie avec talent, faisant alterner des mots sans signification, des envolées philosophiques, interpelle Artaud lui-même (« Toi, qu’est-ce que tu dis Artaud ? Artaud ? »), se déplace, joue avec les regards du public. Puis le chœur de comédiens se manifeste pendant quelques minutes, déclinant un « je ne crois plus à » : l’amour, le courage, l’héroïsme…

Un autre acteur prend le relai en solo et fait lire un texte à un spectateur, faisant référence à l’internement d’Artaud à la suite de ses automutilations avant que le chœur ne prenne à nouveau la suite par une formule célèbre dans Pour en finir avec le jugement de Dieu : « là où ça sent la merde, ça sent l’être. »

Des références-citations multiples, mais non plaquées, se succèdent avec une très grande inventivité tant dans leur agencement que dans la mise en scène par ailleurs très humoristique jusqu’au surgissement d’un Artaud hystérique, perruqué, brandissant un marteau gigantesque qu’il va frapper furieusement pendant une bonne minute sur la paroi de la structure. La référence au Crépuscule des idoles de Nietzsche, dont sa pensée était si proche, est amusante. Les spectateurs rient également beaucoup lors de la scène suivante, qui fait, elle, référence à la question importante pour Artaud dans sa Préface, qui est celle de « diriger des ombres. » Les comédiens se tordent de douleurs, s’écroulent, supplient du regard ou s’agrippent aux spectateurs, lesquels sont hilares au lieu d’être horrifiés ou compatissants face à cette « souffrance d’exister » que tout un chacun a pourtant déjà éprouvé dans son âme (qu’il faut privilégier au corps pour l’auteur) qu’a finalement essayé de théoriser Artaud. Gwenaël Morin donne ici une belle application du « théâtre de la cruauté » et aurait d’ailleurs peut-être dû s’arrêter là, ce qui aurait été très puissant, mais peut-être trop désespérant.

Le metteur en scène ne se fait pas le porte-parole d’Artaud et a choisi plutôt d’extrapoler, par une course-poursuite joyeuse de la troupe grimpant sur la structure et faisant entendre leurs voix à l’extérieur parfois à des mètres de hauteur et se retrouver pour saluer devant un poster du chantier du théâtre des Amandiers lorsqu’il était en construction, lequel est en passe d’être rénové, suscitant de nombreuses craintes qui s’affichent en grandes lettres désormais à son entrée : « Théâtre en danger ». Difficile pour une programmation d’être plus en phase avec son lieu de représentation…

 

© Richard Sammut

 

 

Le Théâtre et son double de Gwenaël Morin et Antonin Artaud

Mise en scène Gwenaël Morin

Scénographie Philippe Quesne

Dramaturgie Camille Louis

Avec Lucie Brunet, Lucile Delzenne, François Gorrissen, Manu Laskar, Nicolas Le Bricquir, Nicole Mersey Ortega, Richard Sammut

 

Du 10 au 28 mars 2020

À 20 h du mardi au vendredi, 18 h le samedi

Durée 1 h

Lieu Plateau Grande salle

 

Centre dramatique national Nanterre–Amandiers

7 avenue Pablo-Picasso

92022 Nanterre

 

Réservation 01 46 14 70 00

www.nanterre-amandiers.com

 

 

 

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