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Le silence et la peur, texte et mise en scène de David Geselson, au Théâtre Bastille

Mar 21, 2023 | Commentaires fermés sur Le silence et la peur, texte et mise en scène de David Geselson, au Théâtre Bastille

 

©  Simon Gosselin

 

ff Article de Denis Sanglard

Le silence et la peur, portrait sensible et profond, entre fiction et réalité, de Nina Simone, née Eunice Waymon. Chanteuse iconique, femme écorchée, Nina Simone est l’héritière d’une partie de l’histoire des Etats-Unis. Descendante d’une amérindienne et d’un esclave africain, figure majeure de la lutte pour les droits civiques des afro -américains, elle porte l’héritage de cinq siècles d’histoire coloniales, « cicatrice qui ne guérit pas ». Porter son histoire sur la scène, au risque assumé de l’échec et de l’incomplétude, c’est aussi raconter cette histoire-là, celui de l’Histoire américaine, du génocide amérindien aux lois ségrégationnistes de Jim Crow. Ou l’intime rejoint par force le communautaire et l’universel. D’Eunice Waymon à Nina Simone c’est un chemin d’émancipation et de liberté, au risque de la solitude, ce qui advint, épousant à la fois une cause et la dépassant. Le dépassant parce que ce désir de liberté absolu, irréfragable, chacun le porte en soi. C’est tout ça que David Geselson met en scène, une vie chaotique par sa volonté de rigueur même, qu’il fragmente, pour ne se concentrer que sur la construction d’une icône indéfectiblement liée à sa condition et ses origines dans un pays ségrégationniste. Comment Eunice Waymon est devenue Nina Simone. De la pianiste de 7 ans jouant Bach au fin fond de la Caroline du Nord à la quasi-recluse de Carry-le-Rouet. Sans rien oblitérer des contradictions, de la violence, de la folie, qu’elle portait en elle, fruit d’un héritage, d’un engagement politique, mais aussi d’une exigence artistique entière. Car il s’agit bien ici, et en premier lieu, de création. Création de soi, dont la musique était une épiphanie comme une frustration, et la politique un élan vital et destructeur. David Geselson compresse et résume avec fluidité 70 ans d’une vie et cinq cents ans d’histoire américaine en une seule geste que cristallise Nina Simone. Il n’y a rien pour autant de didactique, de démonstratif, la force de cette mise en scène et sa justesse est de ne céder en rien à l’affirmation ou à l’appropriation mais de rester dans l’interrogation et le mystère d’une femme au prise avec sa propre existence, son art, un mari violent, un trouble dissociatif de la personnalité diagnostiqué, et un héritage culturel affirmée devenu une force politique concentrée. C’est dans la tension continue entre les deux que s’immisce David Geselson, qu’il met en scène avec subtilité, sans pesanteur, sans vouloir sciemment trouver ni donner de réponses car de réponses, seules Nina Simone et Eunice Waymon pouvaient les donner. Nina Simone, c’est Dee Beasnael, actrice américaine née au Ghana, ce qui a son importance ici par le choix de David Geselson de confier les rôles à des acteurs d’origines diverses, principalement afro-américain participant également au processus de l’écriture, porteurs eux-aussi d’une histoire singulière, évitant de fait tout folklore ou ethnocentrisme, d’un blanc racontant une histoire de noir qui ne lui appartient pas. Dee Beasnael donc, non dans l’imitation, ce serait de toute façon impossible, mais dans la réinterprétation. Incarnation qui sidère par sa justesse, non d’être Nina Simone au fond, mais par ce qu’elle porte en elle de tragique, d’héroïque et d’universel dans la ferme prise en main de son destin avec en creux cette cicatrice qui ne se referme pas et la peur immémoriale qu’elle engendre, sans jamais pour autant de victimisation. D’offrir cette part d’ombre que contient toute lumière. Et que résume la dernière scène, un monologue halluciné qui éclaire sans doute le mieux qui pourrait être Nina Simone née Eunice Waymon, une vie éclatée comme un miroir brisé. Qui pourrait être toutes celles et ceux que l’Histoire a mutilé. L’ensemble de la distribution est au diapason de cette fresque fermement tenue et condensée, tout autant histoire d’une vie que d’un pays fracturé, les deux étroitement liée. Et l’on sait combien David Geselson porte attention à la direction d’acteur, participant eux même au processus de création, donnant à celle-ci une unité, une harmonie sans défaut. Au sortir de cette création, alors qu’on n’y chante pas ou si peu, et sans que nous soyons étonnés de cette ellipse volontaire évitant le ridicule de la comparaison, le destin d’Eunice Waymon devenue Nina Simone nous revient en mémoire par quelques chansons soudain surgies, et ce que l’on entend soudain, au-delà de cette voix unique, c’est la conjuration du silence et de la peur.

 

© Simon Gosselin

 

Le silence et la peur, texte et mise en scène de David Geselson

Avec : Dee Beasneal, Marina Keltchewsky et Laure Mathis (en alternance), Jared MacNeill, Elios Noël, Kim Sullivan

Assistanat à la mise en scène : Shady Nafar

Scénographie : Lisa Navarro

Assistante à la scénographie : Margaux Nessi

Lumières : Jérémie Papin

Assistante lumières : Marine Le Vey

Vidéo : Jérémie Scheidler

Assistante vidéo : Marina Masquelier

Son : Loïc Le Roux

Costumes : Benjamin Moreau

Réalisation costumes : Sophie Manac’h

Régie générale : Sylvain Tardy

Collaboration à la mise en scène : Dee Beasnael, Craig Blake, Loïc Le Roux, Laure Mathis, Benjamin Moreau, Shady Nafar, Lisa Navarro, Elios Noël, Jérémie Papin, Jérémie Scheidler, Kim Sullivan, Sylvain Tardy

Traduction : Nicholas Elliot et Jennifer Gay

 

Du 16 au 27 mars 2023 à 20h30

Dimanche 26 à 17h

Relâche le 19 et le 23 mars

 

Théâtre de la Bastille

76 rue de la Roquette

75011 Paris

 

Réservations : 01 43 57 42 14

www.theatre-bastille.com

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